
Créée en 2009 pour doter le pays d’un « outil de souveraineté » et combler les lacunes du transport aérien, Mauritania Airlines devait incarner la continuité territoriale et l’ouverture internationale. Le chapitre que la Cour des comptes consacre à la compagnie, publié hier, raconte une autre histoire : celle d’un pavillon national qui absorbe des fonds publics sans corriger ses faiblesses structurelles, où l’approximation comptable côtoie l’improvisation industrielle, et où la promesse de souveraineté se délite… au sol.
Une recapitalisation massive, sans véritable virage de gestion
En juin 2022, Mauritania Airlines a bénéficié d’une augmentation de capital de 227 %, soit 4,768 milliards MRU, approuvée par l’Assemblée générale extraordinaire, portant le capital total à 6,867 milliards MRU.
À l’issue de cette opération, l’État mauritanien a renforcé sa domination dans le tour de table, portant sa participation de 51,64 % à 75,20 % (soit 5,16 milliards MRU). Les autres actionnaires ont vu leur part se réduire : la SNIM détient désormais 11,80 % (contre 15,03 % auparavant), le Port de l’Amitié de Nouakchott 9,20 % (contre 20,88 %), et le Port de Nouadhibou 3,80 % (contre 12,45 %).
Cette recapitalisation, présentée comme un instrument de redressement et de modernisation, visait à stabiliser la compagnie, sécuriser son réseau et renforcer la souveraineté nationale dans le transport aérien.
Mais, à la lecture du rapport de la Cour des comptes, cette injection de fonds publics n’a pas produit le sursaut de gestion espéré. L’entreprise reste plombée par une gouvernance lourde et centralisée — un Directeur général entouré de cinq directions et cinq départements, appuyé par un cabinet pléthorique —, une flotte hétérogène composée de six appareils Boeing et Embraer, et une stratégie de réseau ambitieuse mais mal calibrée, reliant à la fois le nord (Tunis, Casablanca, Las Palmas, Alger, Paris) et le sud (de Dakar à Brazzaville), sans moyens logistiques et financiers à la hauteur de ces ambitions.
En résumé, l’État a renfloué la compagnie sans la réformer — une recapitalisation de plus, sans véritable changement de cap.
Des comptes qui brouillent la réalité
Premier angle mort : la qualité comptable. La Cour relève la persistance de dépôts et cautionnements non régularisés depuis 2011–2012 (AVATRAVE, OiLibya/OLA Energy) pour 26 millions MRU sur un total de 43,1 MRU au 30/06/2023. La Cour estime que le maintien, depuis 2015, de ces montants au débit du compte concerné constitue une anomalie révélatrice d’un défaut de régularisation comptable.
Dans sa réponse, l’ancien Directeur général a indiqué que, selon la Direction financière, le dépôt versé à OILIBYA correspondait à l’ancien nom commercial de OLA Energy, partenaire encore actif de la société, tandis que le dépôt effectué auprès d’AVATRAVE concernait un fournisseur de pièces détachées.
La Cour relève toutefois que l’ancien Directeur général n’a fourni aucun justificatif à l’appui de ces affirmations et continue de considérer ces sommes comme de simples dépôts courants, sans preuve tangible de leur validité.
Plus grave, l’inventaire : incomplet en 2021–2022, non valorisé, laissant des stocks affichés à des valeurs datées (2015/2017) et des pièces potentiellement obsolètes mal traitées. La méthode d’amortissement uniformément linéaire sur 20 ans pour l’ensemble des composants de la flotte (cellule, moteurs, roues, petites pièces) est inadaptée : dans l’aviation, on amortit par composants et cycles/heures. Résultat : une image faussée des actifs et des coûts de maintenance.
La gestion du risque client n’est pas mieux lotie : provisions forfaitaires, reprises non effectuées alors que des créances ont été réglées, et écarts massifs sur les réévaluations en devises causés par des agrégations hétérogènes. Le système d’information comptable, lui, présente des anomalies basiques (soldes d’ouverture différents des soldes de clôture, caisses créditeurs, écarts généraux/auxiliaires). Ce n’est plus un détail technique : c’est une incapacité à piloter.
Achats, fiscalité, RH : l’État actionnaire… contre-exemple ?
La compagnie recrute 40 prestataires sans concurrence, y compris à des postes sensibles (chefs, mécaniciens, directions), en contradiction avec le Code du travail et le Code des marchés publics. À ces contrats s’ajoutent des avantages non prévus (équivalents à 14 mois de rémunération), et le paiement de factures sans identifiant fiscal. Sur le plan fiscal, les arriérés atteignent au 30/06/2023 : IS (100,9 millions MRU), ITS (162,1 millions MRU), IMF prestataires (8,1 millions MRU), tandis que l’ITS n’a pas été précompté sur certaines rémunérations supplémentaires (environ 4 millions MRU/mois). Pour un opérateur public, la norme devrait être l’exemplarité. Ici, elle est mise à mal.
La Cour des comptes relève qu’un solde créditeur de 1,58 milliard SSL (soit environ 7,9 millions MRU) demeure bloqué depuis 2019 sur un compte de Mauritania Airlines à la GTBank de Freetown, sans aucun mouvement ni réponse aux demandes de transfert ou de relevé adressées en 2022.
Considérant ce montant comme douteux, la Cour recommande de constituer une provision comptable.
Le gestionnaire reconnaît l’existence du solde mais attribue la situation à l’incapacité de la banque à exécuter des transferts internationaux, tout en admettant que la société aurait dû tenter de récupérer ces fonds avant de suspendre ses vols vers la Sierra Leone.
Pour la Cour, ces explications confirment la nécessité d’une provision afin de refléter la réalité financière de l’entreprise.
Trésorerie : le cash coincé dans les tiroirs
La Cour recense plus de 140 fournisseurs totalisant 161,6 millions MRU “au frigo” parfois depuis dix ans, sans décision de paiement, d’annulation ou de règlement de litige. Côté clients, plus de 70 comptes (51,9 millions MRU) stagnent, parfois depuis une décennie, alors même que des compensations évidentes avec des entités publiques (ANAC, SAM, etc.) n’ont pas été engagées. Le tout complété par 8,8 millions MRU d’avances non récupérées depuis des années. Autant de liquidités immobilisées qui étouffent l’exploitation et renchérissent chaque aléa opérationnel.
Exploitation : quand la flotte ne vole pas, tout s’effondre
Sur la période contrôlée (janvier 2021–juin 2023), une grande partie de la flotte est immobilisée : B737-700 (depuis 18/05/2021), B737-8 MAX (depuis 10/03/2022), ERJ145 (depuis 01/07/2022). Pour maintenir des lignes, la compagnie recourt à la location d’avions (wet lease) : 43,9 millions MRU en 2021 et 55,5 millions MRU en 2022, plus 7,7 millions MRU d’hébergement équipages. Les retards/annulations explosent (par ex. septembre 2022 : 428 vols programmés, 28 annulés, 226 retards >15 min ; février 2023 : 155 retards ; mai 2023 : 216 retards).
À l’origine, un choix coûteux : une flotte diversifiée (Boeing et Embraer) issue de décisions d’achat « improvisées » (2017/2019), qui impose double formation pilotes/mécanos, double stock pièces, double licences, salaires plus élevés et complexité logistique. Sans standardisation ni slots de maintenance sécurisés, l’entreprise est condamnée au bricolage.
La promesse réseau, prise en étau
Relier le nord (Maghreb, Canaries) et le sud (CEDEAO) a du sens pour un pavillon national. Mais l’ambition ne vaut que si elle repose sur la fiabilité : disponibilité flotte, ponctualité, maintenance planifiée, trésorerie assainie. À défaut, chaque extension de réseau augmente l’exposition au cercle vicieux : panne → annulation → location d’urgence → nouvelles dettes → moindre maintenance → nouvelles pannes.
Ce que le rapport exige implicitement
La Cour formule des recommandations classiques (respect du Plan comptable général, provisions, inventaire annuel et valorisation, amortissement par composants, apurement des tiers, recouvrement des créances, amélioration des performances). Traduit en gouvernance, cela implique :
- Assainir la base en 120 jours
Inventaire physique + valorisation par cabinet spécialisé, apurement des dépôts/cautionnements anciens, provision du compte GTBank, correction des réévaluations devises, migration SI finalisée. Publier un tableau d’apurement mensuel. - Revenir au droit
Zéro facture sans NIF, précompte ITS immédiat, plan de règlement fiscal négocié. Revue de tous les contrats de prestataires et appels à concurrence ciblés (mécanique avion). - Réparer la chaîne industrielle
Standardiser la flotte (choisir une famille prioritaire), sécuriser des contrats PBH (Power-By-The-Hour) pour moteurs/composants, verrouiller des créneaux MRO (maintenance) avec garanties limitées et conditionnelles. - Réaligner le réseau
Concentrer la capacité sur 4–6 liaisons cœur, remonter la disponibilité flotte >85 % avant toute extension, privilégier des partages de code plutôt qu’une dispersion de fréquences. - Mettre la transparence au centre
Comité d’audit indépendant, publication trimestrielle d’indicateurs (ponctualité, annulations, heures de vol, disponibilité, dettes fournisseurs, cash), contrats d’objectifs pour la direction liés à 5–6 KPI publics.
Conclusion : la souveraineté, c’est des procédures qui tiennent
Mauritania Airlines n’est pas condamnée : ce que pointe la Cour est corrigeable. Mais la souveraineté ne se décrète pas par recapitalisation ; elle se prouve par des procédures fiables, des comptes sincères, une flotte standardisée et une discipline qui va du NIF sur facture à l’amortissement par composants. Tant que ces fondamentaux n’existent pas, chaque MRU investi financera l’illusion plus que le redressement.
La vraie réforme commence là : inventorier, provisionner, standardiser, prioriser. Ensuite, seulement, décoller.