La Journée mondiale des océans est axée cette année sur le thème « La vie et les moyens de subsistance ». À cette occasion, il est essentiel de rappeler les contributions vitales que la pêche durable et les communautés de pêcheurs apportent à la sécurité alimentaire, aux moyens de subsistance, à la cohésion sociale, au patrimoine culturel et à l’identité.
La vie et les moyens de subsistance des femmes et des hommes de ces communautés de pêcheurs dépendent de la santé des écosystèmes océaniques. Or, dans un certain nombre de cas en Afrique, ils sont menacés par des développements industriels considérés comme faisant partie de « l’Économie bleue » : exploitation du pétrole et du gaz, infrastructures de transport maritime, usines de farine de poisson, tourisme côtier, etc.
Dans ce contexte, étant donné que l’Union européenne est un partenaire important de l’Afrique pour la conservation, l’exploitation et la gouvernance des océans, il est essentiel d’examiner comment la nouvelle communication de la Commission européenne pour une économie bleue durable, publiée le 17 mai, envisage le rôle de l’UE au niveau international, comment elle traite la pêche et les conflits potentiels entre la pêche et les autres secteurs de l’Économie bleue.
L’UE va promouvoir sa vision de l’économie bleue au niveau mondial
Si la communication de la Commission européenne se concentre sur les mesures à prendre au sein de l’UE, elle prétend également à une vision globale, résumée dans la déclaration d’ouverture de la communication : « Si l’économie bleue mondiale était une économie nationale, elle occuperait la septième place dans le monde […]. Elle opère dans le plus vaste écosystème de la planète ; en effet, les océans contiennent 97% des réserves totales d’eau et 80% du nombre total de formes de vie. »
Un chapitre entier de la communication de la CE est consacré à la manière dont l’UE va « continuer à créer les conditions d’une économie bleue durable au niveau international ». Selon la CE, cette action internationale se justifie par le fait que « de nombreuses chaînes de valeur de l’économie bleue sont mondiales et exposées à la concurrence mondiale ; quant aux opérateurs de l’Union, ils exercent leurs activités dans le monde entier ». L’UE considère qu’il lui incombe « non seulement de protéger le marché de l’Union des produits et pratiques non durables, mais aussi de garantir des conditions de concurrence équitables pour les entreprises de l’Union sur le marché mondial et à promouvoir l’expertise de l’Union, les actions en faveur de l’environnement et l’état de droit ».
Mais les objectifs de l’UE au niveau mondial ne devraient pas consister principalement à défendre les intérêts des « entreprises bleues » de l’UE, aussi légitimes soient-ils. Une telle approche passe à côté de l’engagement de l’UE à promouvoir le développement durable des communautés côtières dans ses relations avec les pays tiers, comme les pays africains. Cet engagement, partagé par de nombreux citoyens de l’UE, a été reconnu en 2020 par le directeur par intérim de la DG MARE de la Commission européenne, qui a affirmé que la pêche artisanale dans les pays africains est « la principale composante de l’économie bleue, tant en termes d’emplois que de réduction de la pauvreté » et a noté que « toute diversification de l’économie africaine devrait s’appuyer pleinement sur ce secteur traditionnel ».
Baser l’économie bleue africaine sur la pêche artisanale devrait être au cœur du dialogue de l’UE avec l’Afrique, en particulier dans la future « groupe de travail UE-Afrique sur l’Économie bleue » que la CE propose d’établir. Elle devrait également être pleinement prise en compte dans les autres actions internationales proposées, telles que le « soutien aux pays tiers pour avancer dans le sens du développement et de la diversification d’une économie bleue nationale durable, inclusive et équitable », pour lequel la CE « obtiendra un soutien financier provenant des multiples sources de financement disponibles pour ancrer l’approche de l’économie bleue durable dans la coopération en matière de gouvernance des océans dans le monde entier ».
Dans sa communication, la CE propose également « d’actualiser son programme international de gouvernance des océans à la lumière des récentes consultations et recommandations du Forum international sur la gouvernance des océans ». Les résultats de ces consultations ont montré que, pour les relations de pêche avec les pays partenaires en Afrique, les APPD étaient considérés comme un outil clé par de nombreux répondants : « L’UE devrait utiliser les APPD pour promouvoir la gestion durable de la pêche aux niveaux régional et mondial, en tant qu’éléments de base [« building blocks » en anglais, NDLT] pour le développement de stratégies de pêche régionales cohérentes. » Ils ont également souligné que « les APPD devraient aller au-delà de la gestion durable des ressources et intégrer une composante sociale, avec un appui sectoriel et d’autres moyens qui soutiennent le développement des communautés locales de pêche, en mettant l’accent sur le rôle et la participation des femmes ».
L’amélioration des APPD sera essentielle pour atteindre les objectifs de l’agenda de gouvernance internationale de l’UE, exposé dans la communication de la CE, qui consiste à « protéger l’écosystème marin au lieu de l’abîmer », en promouvant « des mécanismes de prise de décision transparents et inclusifs » et en relevant « les normes de durabilité sociale ».
L'UE compte financer l'approche bleue durable dans ses relations extérieures, mais elle doit surtout s'assurer que cette approche ne menace pas les écosystèmes marins et ceux qui en dépendent.
Photo : @hellolightbulb/Unsplash.
Résolution des conflits entre la pêche et les autres secteurs de l’Économie bleue
La communication de la CE n’est pas très explicite sur la manière dont elle agira en cas de conflits d’intérêts entre les différents secteurs de l’Économie bleue. Cependant, elle reconnaît qu’à côté des secteurs traditionnels, il existe « des secteurs innovants, comme les énergies océaniques renouvelables, la bioéconomie bleue, la biotechnologie et le dessalement, qui évoluent et se développent, offrant ainsi de nouvelles perspectives et de nouveaux emplois », et elle reconnaît qu’ils ont « une incidence cumulative sur le milieu marin, qui va de la pollution visible, due par exemple aux déchets plastiques et aux marées noires, à la pollution invisible, due notamment aux microplastiques, à la pollution sonore sous-marine, et à la contamination par des substances chimiques et des nutriments ». La Commission européenne ne devrait pas hésiter à pousser l’argument plus loin et à reconnaître que ces nouvelles activités de l’Économie bleue entraîneront une concurrence spatiale accrue. Des conflits pourraient apparaître avec ces activités émergentes qui menacent les activités traditionnelles comme la pêche (à petite échelle).
Le texte de la communication fournit néanmoins quelques éléments d’une voie possible pour résoudre ces conflits entre les activités traditionnelles, comme la pêche, et les activités bleues émergentes. Elle affirme tout d’abord que « la planification de l’espace maritime est un outil essentiel pour éviter les conflits entre priorités stratégiques et pour concilier la préservation de la nature et le développement économique », et que « la consultation publique associant à la fois les citoyens et les parties prenantes est un élément fondamental du processus de planification de l’espace maritime ».
Elle propose également de créer un « forum bleu pour les utilisateurs de la mer de manière à coordonner le dialogue entre les opérateurs offshore, les parties prenantes et les scientifiques actifs dans les secteurs de la pêche, de l’aquaculture, du transport maritime, du tourisme, des énergies renouvelables et d’autres activités encore », dans l’espoir de « développer des synergies entre les activités des intéressés et de réconcilier des utilisations concurrentes de la mer ».
En outre, pour l’un des nouveaux secteurs bleus - l’exploitation minière en eaux profondes - la communication de la CE insiste sur le fait que « lorsqu’elle participe à des négociations internationales, il convient que l’Union défende la position selon laquelle les ressources minérales situées dans la zone internationale des fonds marins ne peuvent pas être exploitées avant que les effets de l’exploitation minière en eaux profondes sur le milieu marin, la biodiversité et les activités humaines n’aient fait l’objet de recherches suffisantes, que les risques n’aient été correctement évalués et qu’il ne soit établi que les technologies et les pratiques opérationnelles envisagées ne portent pas gravement atteinte à l’environnement ».
Cette approche de précaution devrait être suivie plus généralement lorsqu’il s’agit du développement des secteurs bleus, en particulier pour les secteurs émergents. Les communautés de pêche du monde entier dépendent d’un environnement océanique sain, et aucune nouvelle activité ne devrait être entreprise si elle risque de nuire à cet environnement et d’avoir un effet dévastateur sur ces communautés de pêche.
Pour s’assurer que les communautés de pêche artisanale ne soient pas du côté des perdants, l’UE devrait promouvoir au niveau international, y compris au sein du groupe de travail UE–Afrique sur l’Économie bleue, certains des éléments de la communication, à savoir la promotion de la planification participative de l’espace maritime, la création de forums de dialogue entre les parties prenantes et la mise en œuvre stricte de l’approche de précaution pour le développement de nouveaux secteurs bleus. Il s’agit également d’un élément soutenu par toutes les parties prenantes de la pêche de l’UE - tant de la chaîne de valeur de la pêche que des ONG - comme le reflète le récent avis conjoint des conseils consultatifs de la pêche à la Commission européenne qui a souligné que « la Commission européenne et les États membres doivent mettre en place des mécanismes transparents de résolution des conflits afin que les effets socio-économiques cumulatifs directs et indirects des activités de l’économie bleue n’aient pas d’impact négatif sur un secteur spécifique ».
La Commission ne devrait pas hésiter à reconnaître que la pêche artisanale est le secteur le plus vulnérable de l'« économie bleue ». Sur la photo, un hôtel cinq étoiles près d'un site de débarquement artisanal à Conakry, par Mamadou Aliou Diallo.
Systèmes alimentaires responsables
Lorsqu’elle examine les moyens de réduire les émissions de carbone de l’UE, la communication de la CE insiste sur le fait que l’aquaculture peut contribuer à mettre fin à la surpêche tout en préservant les océans : « l’un des secteurs responsables des émissions de carbone, de la pollution et de la perte de biodiversité est le système actuel de production et de consommation alimentaire. » La Commission cite sa « stratégie de la Ferme à la Table », qui constitue une approche globale pour « mettre le système sur une voie durable ». Elle poursuit : « […] cela inclut une pêche responsable visant à ramener les stocks à des niveaux durables, une aquaculture durable destinée à compléter les apports naturellement limités des captures sauvages ainsi que la production d’algues, susceptible de remplacer des productions agricoles. »
Mais il convient de définir plus clairement ce que l’UE entend par « aquaculture durable ». Un rapport récent souligne qu’en Europe, les poissons d’élevage industriel, en particulier les espèces carnivores comme le saumon, se nourrissent en fait de poissons sauvages. Pour certaines unités de production, comme en Norvège, l’alimentation des poissons provient en partie des eaux d’Afrique de l’Ouest, où sa production contribue à la surpêche des petits pélagiques, et prive les populations locales de leur nourriture. Le saumon d’élevage norvégien est largement consommé par les consommateurs européens, et autoriser ce type de produit sur le marché de l’UE ne contribuera probablement pas à promouvoir l’exploitation durable des ressources océaniques.
Cependant, une lueur d’espoir peut être trouvée dans les « orientations stratégiques pour une aquaculture européenne durable et compétitive pour la période 2021-2030 », qui soulignent que « l’aquaculture à faible impact (comme l’aquaculture de faible niveau trophique, multi-trophique et biologique), si elle est développée davantage, contribue grandement au Pacte vert européen, à la stratégie de la ferme à la fourchette et à une économie bleue durable ». Ces orientations soulignent également que les performances environnementales du secteur aquacole peuvent être améliorées, notamment en « utilisant des ingrédients d’aliments pour animaux dont l’origine est la plus respectueuse des écosystèmes et de la biodiversité [...]. Il s’agit également de limiter la dépendance des producteurs d’aliments pour animaux à l’égard de la farine et de l’huile de poisson prélevées sur les stocks sauvages (par exemple en utilisant des ingrédients protéiques alternatifs tels que les algues ou les insectes ou les déchets d’autres industries) ».
Cela ne suffira pas à mettre fin aux dommages causés par la pisciculture industrielle d’espèces carnivores sur l’environnement, sur les ressources halieutiques sauvages et sur les communautés qui dépendent de ces ressources pour leur subsistance. Mais c’est, espérons-le, un premier signe de la prise de conscience par l’UE que ce type d’aquaculture ne peut ni compléter ni remplacer une pêche durable.
L'UE devrait mieux définir ce qu'est l'« aquaculture durable » et s'assurer qu'elle décourage la consommation de produits de l'aquaculture intensive qui dépendent de la farine de poisson.
Photo: Cassiano Psomas/Unsplash.
Impact sur l’océan et les moyens de subsistance: promouvoir et protéger de la pêche artisanale
Par rapport aux précédentes approches de l’Economie bleue de l’UE, cette nouvelle communication de la CE accorde un peu plus d’attention aux questions de pêche. Elle propose également, bien que de manière peu explicite, certains éléments d’une voie à suivre pour résoudre les conflits entre la pêche et les autres secteurs de l’Économie bleue, dans un contexte de concurrence accrue pour l’espace côtier et les ressources océaniques. Ces idées pour la résolution des conflits devraient être mises sur la table du dialogue entre l’UE avec l’Afrique, en particulier dans le contexte du Groupe de Travail Afrique-UE sur l’Économie bleue.
Cependant, d’une manière générale, la communication donne toujours une vision trop optimiste de ce que les secteurs émergents de l’Économie bleue, comme la production d’énergie ou l’aquaculture, peuvent réaliser sans remettre en question leur impact sur « la vie dans les océans et les moyens de subsistance » fournis par des secteurs traditionnels comme la pêche. En l’absence de politiques proactives protégeant les communautés de pêche, en Europe et dans le monde, l’approche de la Commission européenne au niveau international risque de perpétuer la menace sur les communautés côtières, au profit d’autres secteurs qui se disputent l’espace côtier et marin.
À cet égard, dans le cadre du dialogue Afrique-UE, et notamment du futur Groupe de Travail Afrique–UE sur l’Économie bleue, la première priorité devrait être d’aider les pays africains à élaborer des politiques qui protègent et encouragent la pêche artisanale durable, en finançant la mise en œuvre des directives internationales sur la pêche artisanale durable.
Deuxièmement, l’UE devrait promouvoir la mise en place de mécanismes transparents de résolution des conflits afin de s’assurer que les activités des « entreprises bleues » n’ont pas d’impact négatif sur les communautés côtières. Cela suppose également que l’UE demande des comptes aux bénéficiaires des « entreprises bleues » si leurs activités violent les droits humains, en particulier ceux des communautés de pêche africaines.
Ce n’est qu’ainsi que le futur partenariat entre l’UE et l’Afrique reconnaîtra pleinement le rôle essentiel que jouent les hommes et les femmes des secteurs africains de la pêche et de l’aquaculture artisanales dans la création d’emplois durables, le renforcement de la sécurité alimentaire et la lutte contre le changement climatique.
Cape