Jeune Afrique - Les réseaux d’Alger dans la capitale américaine n’ont pas manqué de réagir à la reconnaissance, par Washington, de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.
Lorsque l’Algérie lui a renouvelé son contrat de lobbying en mai 2020, pour une somme avoisinant les 30 000 euros par mois, le lobbyiste américain David Keene n’imaginait sans doute pas que l’administration Trump ferait, quelques mois plus tard, un choix particulièrement défavorable à son client en reconnaissant la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.
Une décision accompagnée d’une promesse d’investissements au Maroc à hauteur de 3 milliards de dollars et de la livraison d’équipements militaires américains pour 1 milliard de dollars.
Sans compter l’annonce diplomatique de Rabat, qui a décidé dans la foulée de normaliser ses relations avec Israël. De quoi faire du royaume le partenaire privilégié des États-Unis en Afrique du Nord. À n’en pas douter une mauvaise nouvelle pour Alger, dont le lobbyiste américain est chargé de promouvoir le rôle régional dans la capitale américaine.
Un accord « immoral »
Concrètement, le travail de David Keene se focalise sur deux principaux aspects : convaincre les Américains de l’importance de l’Algérie dans le domaine de la défense, et contrecarrer l’influent lobbying marocain à Washington. Dans ce contexte, Keene a attendu quelques jours avant de réagir à la reconnaissance de l’administration américaine de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental.
Dans le conservateur Washington Times, il attaque ouvertement Donald Trump, le secrétaire d’État Mike Pompeo et Jared Kushner « pour un accord immoral, honteusement cynique qui ternit l’héritage du président ». On l’aura compris, la rupture entre le pourtant républicain David Keene et le président sortant est consommée. Il marche ainsi sur les traces de son principal allié dans le dossier algérien, l’ex-conseiller à la sécurité nationale John Bolton, proche de David Keene et en conflit avec Trump depuis qu’il a été limogé en septembre 2019. S’il n’est pas lui-même directement un lobbyiste de l’Algérie, John Bolton a longtemps soutenu la tenue du référendum d’autodétermination et a participé à l’élaboration du plan James Baker II en 2003, lequel prévoyait la mise en place d’une autorité provisoire autonome.
Suite à l’annonce de la reconnaissance américaine, les deux hommes sont montés au créneau pour expliquer en quoi elle était une erreur. Pour Bolton, s’exprimant dans Foreign Policy, « elle met fin à trois décennies de soutien américain à l’autodétermination par le biais d’un référendum lui permettant de décider du futur statut de son territoire ».
« La meilleure chose à faire pour Biden, argumente l’ancien conseiller de Donald Trump, serait d’annuler la décision relative à la souveraineté marocaine (…) Si Biden veut faire un revirement de 180 degrés, il devra le faire immédiatement après son installation, cela minimisera les dégâts. » John Bolton déplore notamment le fait que ni l’Algérie ni la Mauritanie n’ont été consultés, et assure que la décision de Donald Trump constitue une menace pour la stabilité de la région.
« Les droits du peuple sahraoui ont été échangés »
David Keene, lui, s’en prend plus directement au Maroc, qui « dépense des millions de dollars auprès de lobbyistes afin d’empêcher les États-Unis de se ranger du côté des Sahraouis. Leur théorie étant que si le roi tient bon suffisamment longtemps, le monde finira par lâcher cette dernière colonie d’Afrique ». Dans une tribune publiée le 11 mai, toujours dans le Washington Times, David Keene faisait d’ailleurs l’éloge du président Abdelmadjid Tebboune, dont il qualifie les réformes de « courageuses » et « pleines de bons sens ».
Outre le dossier du Sahara, Keene œuvre pour faire entendre la voix algérienne dans le domaine de la défense. Ce vrai conservateur, qui fut aussi le président de la National Rifle Association (NRA, l’influent lobby des porteurs d’armes), jouit toujours d’une aura certaine après son fait d’armes de 2013, lorsqu’il avait réussi à faire rejeter par le Sénat le projet de loi fédéral sur le contrôle des armes à feu.
Au Sénat, David Keene pourra aussi compter sur le soutien du sénateur de l’Oklahoma, Jim Inhofe. L’homme, critique acharné des politiques de contrôle des armes, a qualifié de « choquante et profondément décevante » la décision de Donald Trump sur le Sahara. « Je suis attristé du fait que les droits du peuple sahraoui ont été échangés » a-t-il réagi le jour de l’annonce du président américain.
Inquiétude sur l’activisme russe
En février 2019, le sénateur s’était rendu en Algérie, où il avait, à la tête d’une délégation de congressistes américains, rencontré l’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia, avant une visite dans le camp de réfugiés sahraouis, situé à Tindouf. Surtout, Jim Inhofe est le président du Comité des forces armées du Sénat américain, une position qui lui permet de mettre en avant la coopération américano-algérienne en matière de défense.
Dans ce domaine, les États-Unis ont salué l’Algérie comme « un partenaire engagé dans la lutte contre le terrorisme » lors de la visite, à Alger fin septembre, du général Stephen Townsend, le commandant de l’Africom. Inquiète de l’activisme de la Russie dans la région, les États-Unis tenteraient ainsi de détacher quelque peu Alger de Moscou. Cette approche ne devrait pas changer avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, selon une source proche du Pentagone plaidant pour une poursuite des échanges avec l’Algérie.
Reste que sur la question du Sahara, il semble peu probable que le nouveau président fasse machine arrière. De ce point de vue, les tribunes des lobbyistes hostiles à la décision de Trump résonnent comme un chant du cygne.
Par Pauline Karroum - à Washington