Eveil Hebdo - Les professionnels des médias et les observateurs s’inquiètent de la tendance des autorités mauritaniennes au durcissement de la législation en matière de liberté d’expression et de la presse.
L’Assemblée nationale a approuvé, lors d’une séance publique tenue mardi dernier, présidée par M. Cheikh Ould Baya, président de l’Assemblée, un projet de loi relatif à la protection des symboles nationaux et à la criminalisation de préjudice au prestige de l’État et à l’honneur du citoyen.
Le projet de loi se compose de huit articles qui précisent son objectif - sans préjudice des dispositions stipulées dans d’autres lois - d’incriminer et de punir les actes commis intentionnellement à l’aide des médias et des technologies de communication numérique et des plateformes de médias sociaux.
Il incrimine les actes associés à la violation des principes et du caractère sacré de la religion islamique, le prestige de l’État et de ses symboles, la sécurité nationale, la paix civile, la cohésion sociale, la vie personnelle et l’honneur des citoyens.
Les articles du projet de loi expliquent en détail les différentes sanctions pour la commission des infractions qui y sont spécifiées.
Le ministre de la Justice, M. Mohamed Mahmoud Ould Cheikh Abdoullah Ould Boya a précisé dans sa présentation à la Chambre des représentants, qu’il est devenu nécessaire aujourd’hui de lutter contre tout ce qui affecterait l’unité du peuple et le prestige et la souveraineté de l’État, qui se reflètent dans ses symboles de référence. Il s’agit, a-t-il dit, de mettre fin à la mauvaise utilisation des plateformes de médias sociaux, sans préjudice des libertés garanties par la constitution et les accords internationaux ratifiés par la Mauritanie.
Il a souligné que le projet de loi vient à point nommé pour combler les lacunes qui ont été constatées dans notre système pénal afin de donner aux praticiens, juges et enquêteurs les moyens de disposer de mécanismes juridiques clairs pour imposer l’État de droit et le respect des valeurs de la République, en identifiant les actes qui constituent une atteinte aux symboles nationaux et portent atteinte au prestige de l’État, ainsi que les sanctions appropriées pour faire face au phénomène d’atteinte aux principes de la société et de propagation de la haine au sein de ses composantes.
Il a ajouté que le projet de loi permet au ministère public de diligenter automatiquement ou sur demande une action en justice contre ceux qui commettent l’un des actes stipulés dans les dispositions du projet de loi.
Le ministre a déclaré que la protection des symboles est indispensable au renforcement des institutions qui ont en charge les affaires publiques pet qui doivent jouir de la protection et du prestige qui leur permettent d’accomplir les tâches qui leur sont confiées, loin d’interférences de personnes qui consacrent toutes leurs énergies au découragement et à l’incitation à la sédition et à la dénonciation des forces armées et des forces de sécurité.
Il a insisté sur le fait que la liberté d’opinion est préservée et défendue, et que le projet de loi vise à mettre fin au chaos observé et à l’incitation à la violence et à la haine, soulignant qu’il est de la responsabilité des pouvoirs d’affronter cette situation pour éviter toute dérive préjudiciable.
Dans leurs interventions, les députés ont indiqué que le projet de loi était attendu depuis longtemps afin de mettre terme à l’anarchie qui caractérise l’espace virtuel, en violation totale des valeurs et principes sacrés, menaçant la paix et la stabilité civiles, et méprisant les symboles de l’État et l’honneur des citoyens et portant gravement atteinte à la quiétude publique.
Ils ont fait savoir que le moment est venu pour les usagers des réseaux sociaux de se rendre compte qu’il existe des limites et des règles juridiques dissuasives, et qu’il existe une grande différence entre, d’une part, la critique constructive et, d’autre part, la volonté de sape, de calomnie, d’insulte et de mépris. Ils ont indiqué que le projet de loi répond à un besoin de protection des entités publiques et des citoyens, et de respect de la vie privée.
Les députés se sont interrogés sur l’alternative à l’état actuel de chaos en termes l’utilisation des réseaux sociaux. Faudrait-il rester passif, laissant la voie grande ouverte à toutes sortes d’abus, aux rumeurs et aux incitations à la haine, ou plutôt de rejoindre d’autres pays qui ont mis en place les mécanismes de contrôle de l’espace virtuel pour éviter de sombrer dans des dérives préjudiciables à la communauté ?.
Le choix est vite fait ont-ils fait remarquer, et saluant les dispositions du projet de loi car il permettra de protéger les acquis démocratiques, d’assurer l’unité nationale et de préserver les valeurs de la société mauritanienne inspirées de l’Islam authentique.
Restriction de la liberté de presse
Certains parlementaires ont estimé que la nature sensible du projet de loi nécessite l’implication d’experts et de la société civile dans sa préparation et de laisser aux députés suffisamment de temps pour l’étudier. Ils ont précisé que ce ne sont pas les textes de lois qui font le plus défaut mais plutôt dans leur activation et leur application, exprimant leurs craintes que le projet de loi ne soit utilisé comme un obstacle à la critique et l’éclairage de l’opinion publique.
La présentation du texte devant les députés avait suscité le désaccord entre la majorité qui veut le valider et l’opposition qui le juge de « liberticide » et qui demande son retrait.
Le Syndicat des Journalistes mauritaniens (SJM) a invité, ce mardi, le Gouvernement à "retirer" le projet de loi sur la protection des symboles nationaux et le soumettre avant le vote de l’Assemblée nationale "à la consultation de tous les acteurs concernés y compris les journalistes." Dans un communiqué ,le SJM a demandé de "scruter minutieusement le texte et de supprimer ses articles qui pourraient restreindre les libertés dont celle de la presse".
Le syndicat a fait également part de sa "grande inquiétude" quant à ce projet de loi "controverse que le Gouvernement cherche à faire adopter".
Le RFD condamne l’adoption de la loi
Le Rassemblement des Forces Démocratiques (RFD) a condamné l’adoption de la loi portant protection des symboles nationaux et incrimination des atteintes à l’autorité de l’Etat et à l’honneur du citoyen.
« L’approche unilatérale, au moyen d’une majorité automatique au Parlement, notamment en ce qui concerne les questions sensibles, est incompatible avec l’esprit d’ouverture et de concertation que le pouvoir exécutif clame depuis son avènement », a indiqué le parti.
Au-delà des « menaces qu’elle fait peser sur les libertés publiques et privées, le RFD considère que cette loi viole la constitution et les pactes internationaux auxquels notre pays est partie prenante, sapant ainsi les acquis nationaux dans ce domaine. »
Le Rassemblement des Forces Démocratiques d’ajouter que « le gouvernement s’est obstiné à faire voter la loi » par le Parlement « au moment où le pays se prépare au lancement d’un dialogue national inclusif, devant aborder la question de la consolidation de l’État de droit ».
Le RFD a enfin exprimé « sa crainte quant au retour des pratiques despotiques que le pays a connues par le passé et appelle l’ensemble des forces vives de la nation, en vue de s’unir pour défendre l’État de droit.
En effet l’adoption par le gouvernement mauritanien le 14 juillet d’un projet de loi portant protection des symboles nationaux et incrimination des atteintes à l’autorité de l’Etat et à l’honneur du citoyen ouvre des perspectives répressives.
Selon les autorités, il s’agit de « pallier les insuffisances constatées dans notre système pénal et mettre à la disposition des praticiens, y compris les magistrats et les enquêteurs, des instruments.
juridiques clairs permettant d’imposer le respect des textes juridiques et des valeurs républicaines ;de définir les actes qui constituent des atteintes aux symboles nationaux, à l’autorité de l’Etat et à l’honneur du citoyen ainsi que les sanctions appropriées pour faire face au phénomène d’agression contre les fondamentaux de la société et de diffusion de la haine entre ses composantes ».
Face à la presse, en juillet dernier, le ministre de la Justice, M. Mohamed Mahmoud Ould Cheikh Abdoulah Ould Boye a affirmé que la « Mauritanie est très attachée aux fondements universels des Droits de l’Homme, à la charte des droits civiques et politiques et à tous les traités internationaux qui incarnent le principe humain de liberté d’expression ».
Toutefois, ajoute-t-il, « il est devenu indispensable de combattre tout ce qui est de nature à saper l’unité de ce peuple, l’autorité et la souveraineté de l’Etat à travers ses symboles. L’usage abusif et destructif des plateformes des réseaux sociaux doit être arrêté sans toutefois toucher aux libertés garanties par la constitution et les conventions internationales ratifiées par la Mauritanie ». Pour le ministre, la présente loi entre dans le cadre de la maitrise des libertés d’expression et de la définition de ses limites pour préserver l’intégrité et l’unité nationales ainsi que les symboles du pays. Il a souligné que les libertés d’expression seront toujours garanties par la loi.
Le gouvernement se défend
Dans une déclaration par rapport à la loi relative à la protection des symboles nationaux et à l’incrimination de l’atteinte au prestige de l’État, M. Dah Ould Sidi Ould Amar Taleb ministre des Affaires islamiques, porte-parole du gouvernement par intérim,a déclaré cette loi est venue pour protéger la morale et les valeurs sociales, et non pour restreindre la liberté des médias, souvent instrumentalisée, par certains, comme outil pour violer l’honneur d’autrui. « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », a-t- il rappelé. Le ministre a fait remarquer que la loi doit faire l’objet de consensus et être appréciée de tous. On doit lui accorder le temps nécessaire pour la rendre acceptable pour tous mais certains ne sont pas suffisamment informés sur son contenu.
Dans la foulée, il a indiqué que cette loi est venue dans un contexte marqué parfois par l’irresponsabilité de certains les amenant à diffuser des contenus sur les réseaux sociaux, faisant notamment l’apologie du crime, et de la haine qui incite à des conflits régionaux et tribaux, et atteignant parfois les symboles sacrés de notre religion.
« Dans le fond, la loi incrimine les actes associés à la violation des principes et du caractère sacré de la religion islamique, le prestige de l’État et de ses symboles, la sécurité nationale, la paix civile, la cohésion sociale, la vie personnelle des fonctionnaires et l’honneur des citoyens, et ce sont des valeurs acceptées à l’unanimité par tous », a poursuivi Dah Ould Sidi Ould Amar Taleb.
Arsenal répressif
Selon plusieurs observateurs, avec ce projet de loi, le régime du président Mohamed Ould Cheikh El- Ghazwani s’oriente désormais vers une politique générale de restriction des libertés.
Les dispositions de cette loi en cours d’adoption prévoient des peines lourdes pour « insulte au prestige de l’État et de ses symboles » , « atteinte aux principes et au caractère sacré de la religion islamique, l’unité nationale et le domaine territorial, ou insulte ou outrage à la personne du Président de la République, le drapeau ou l’hymne national ; insulte à la sécurité nationale ; violation de la paix civile et de la cohésion sociale », etc.. Les peines encourues vont de deux à quatre ans de prison ferme et de 200 000 nouvelles ouguiyas à 500 000 nouvelles ouguiyas d’amendes.
En outre la loi autorise le ministère public à exercer l’action publique pour appliquer de plein droit les peines prévues par la présente loi, et il peut également l’exercer sur plainte, conformément à la loi.
En attendant son adoption, ce projet de loi suscite des réactions chez les défenseurs de la liberté d’expression et de presse.
Remanier et se conformer aux principes fondamentaux
Pour le professeur Lô Gourmo, universitaire et avocat au barreau de Nouakchott avait exigé ,en juillet dernier que « le projet de loi qui devrait être soumis à l’Assemblée Nationale, devra être nécessairement remanié pour le rendre conforme aux principes fondamentaux de la République qu’il est susceptible de compromettre dangereusement dans certaines de ses dispositions essentielles… Tout le monde comprend qu’il faut une lutte intransigeante contre la cyber-délinquance et qu’internet est devenu en grande partie, un égout puant la haine et le chaos. Mais cette lutte ne sera productive que dans le respect des libertés démocratiques et des exigences de leur sauvegarde ».
Pour lui, « il faut débattre de ces questions dans le pays et ne pas imposer un point de vue unilatéralement. Au Parlement les députés doivent prendre au sérieux leur rôle et se souvenir que l’histoire rattrape toujours ceux qui veulent ruser avec elle ».
Rachid Moustapha, professeur et influenceur sur les réseaux sociaux abonde dans le même sens : « il y a une énorme différence entre le désir de protéger l’Etat et ses institutions contre les dérives liberticides, qui naîtraient d’un usage « irresponsable » et incontrôlé des réseaux sociaux et le fait de légiférer en vue de museler toute forme de liberté d’expression, dont on ne doit et on ne peut faire l’économie dans un pays démocratique ».
« Concrètement, le mauvais usage des réseaux sociaux contre lequel les autorités sont décidées à lutter, par tous les moyens, sans toucher toutefois aux libertés publiques garanties par la constitution, sont les fakes news (infox, fausses nouvelles), ou encore informations fallacieuses, informations mensongères diffusées dans le but de manipuler ou de tromper le public et la cybercriminalité dans son expression classique combattue par toutes les polices du monde », explique Sneiba Mohamed, journaliste et vice-président de la section mauritanienne de l’Union pour la Presse Francophone (UPF).
La Mauritanie dispose déjà d’une loi, votée en janvier 2018, qui incrimine les « paroles, écrits ou images à caractère raciste adressés par tout moyen de communication, au public, y compris par Internet ».
Saydou Nourou T.