Le Point Afrique - Ex-prisonnier à Guantanamo, le Mauritanien Mohamedou Ould Slahi, qui a inspiré le personnage de Tahar Rahim dans « Désigné Coupable », partage son ressenti.
Malgré la pandémie de Covid qui a repoussé d'un an sa sortie initiale, le biopic « Désigné Coupable » (The Mauritanian), adaptation par le réalisateur Kevin MacDonald des mémoires « Les carnets de Guantanamo » du Mauritanien Mohamedou Ould Slahi, est finalement sorti aux Etats-Unis le 12 février dernier. Pas encore diffusé en France, ce film, qui raconte les 14 années d'emprisonnement sans inculpation de cet homme dans cette tristement célèbre prison américaine, devrait sortir cet été.
Écrite en 2005 et d'abord classée secret-défense par le gouvernement américain, cette autobiographie avait finalement été publiée en 2015 après de longues années de bataille juridique.
Depuis, « Les Carnets de Guantanamo », premier ouvrage écrit par un prisonnier de Guantanamo, ont connu un succès mondial. Ce témoignage précieux, écrit à la main, donne un rare aperçu du fonctionnement de ce camp de détention. Il fait la preuve de l'usage de la torture en son sein.
Le récit relate l'expérience traumatisante vécue par Mohamedou Ould Slahi. Jeune trentenaire, il séjourne 12 ans durant en Allemagne et au Canada. Son histoire prend un tournant inattendu quand, deux mois après les attentats du 11 septembre 2001, il est arrêté par les autorités mauritaniennes.
Explication : puisqu'il a combattu aux côtés des moudjahidines, affiliés à Al-Qaïda, contre la présence soviétique en Afghanistan en 1991, il est suspecté de terrorisme par les autorités américaines. Ingénieur en télécommunications, il est aussi soupçonné d'avoir participé au « Millenium Bombing », une attaque qui s'est déroulée à Montréal.
Après son arrestation à Nouakchott, commence un long et terrible périple de plusieurs mois. Transféré par la CIA à Amman dans une prison jordanienne où il est resté 8 mois dans des conditions très difficiles, il est ensuite emprisonné sur une base américaine en Afghanistan pendant 2 semaines avant d'être finalement envoyé dans le camp de détention de Guantanamo Bay, situé sur l'île de Cuba, le 4 août 2002. Incarcéré sans inculpation pendant 14 ans, l'homme subit des tortures psychologiques et physiques. Bien qu'un juge ait ordonné sa libération en 2010, il a dû attendre le 4 juillet 2016 pour recouvrer la liberté. Depuis, privé du visa nécessaire pour rejoindre sa famille qui réside en Allemagne, il vit à Nouakchott, capitale de la Mauritanie, d'où il nous a accordé cet entretien.
Le Point Afrique : Quelles leçons tirez-vous de votre expérience à Guantanamo ?
Mohamedou Ould Slahi : Après les événements tragiques du 11 septembre, de nombreuses personnes au sein du gouvernement américain étaient obsédées par la traque des terroristes, quitte à tourner le dos à l'État de droit. Celui-ci a été abandonné et Guantanamo est devenu une dictature où plus aucun droit n'existait. Seuls les dictateurs agissent ainsi. Nous savons que les pays démocratiques sont plus sûrs, plus justes et plus prospères. Regardons simplement les pays qui ne respectent pas les droits de l'homme : ils se classent parmi les derniers en termes de justice mais aussi en termes de développement. La Démocratie et l'État de droit fonctionnent contrairement à la dictature et l'autoritarisme.
Parce que je pensais qu'ils allaient se rendre compte que j'étais innocent, j'ai coopéré lors des interrogatoires. Mais ensuite, avec les nombreuses séances de torture que j'ai subies ainsi que les interrogatoires sans fin ni logique, on a obtenu de moi de fausses confessions. Après avoir été détenu sans avoir été jugé, je pouvais porter plainte contre les Etats-Unis mais quand j'ai voulu le faire, on m'a intimidé pour me forcer à abandonner. On m'a menacé en me disant que peu importait la décision rendue, on ne me libérerait pas de toutes façons. Et c'est ce qui s'est passé quand mes avocats ont déposé un habeas corpus en 2005 : le gouvernement a tout essayé pour empêcher la procédure. Mes avocats ont tout fait pour qu'une audience se tienne en 2009. Malgré la conclusion du juge qui disait qu'il n'y avait aucune preuve contre moi pour terrorisme et que je devais être libéré, l'administration a fait appel et je suis encore resté 6 ans en prison avant de retrouver ma liberté en 2016.
Amnesty International a récemment demandé l'ouverture d'une enquête au gouvernement canadien sur le rôle de la gendarmerie royale et les services de renseignements et de sécurité du Canada (SCRS) dans mon affaire. Comme d'autres musulmans au Canada, nous avons été plusieurs à avoir été maltraités par les Etats-Unis après que les services canadiens leur aient transmis des informations trompeuses sur nous. Les Etats-Unis pointent du doigt les dérives des autres pays mais, avec Guantanamo, ils ont et font toujoirs pire. C'est un discours de l'ordre de deux poids deux mesures car quand le non-respect des droits concerne l'Occident, on ferme facilement les yeux…
Que préconisez-vous pour que cela ne se reproduise plus ?
La guerre contre le terrorisme est une arnaque dans nombre de pays. C'est une excuse pour opprimer, c'est devenu un outil politique utilisé pour désigner tous les groupes opposants au pouvoir en place, surtout en Afrique et dans les pays autoritaires. Cela n'entraîne que des dérives car le monde occidental considère toujours les pays arabes et l'Afrique comme des exceptions à la règle. Nous ne sommes pas traités avec dignité et nos droits ne sont pas respectés. Principalement parce que nos dirigeants sont corrompus, mais aussi parce que les États-Unis ne nous considèrent pas. Cela doit cesser. Les jeunes de nos pays ne demandent qu'à jouir des mêmes libertés que les jeunes occidentaux, qu'à être traités comme ces derniers et non avec des mesures en dehors de la loi.
Barack Obama avait promis de fermer Guantanamo mais il n'a pas réussi. Il a reculé. Je pense que Joe Biden est un homme bien et c'est pourquoi je lui ai envoyé une lettre personnelle ainsi qu'une autre co-signée avec d'anciens détenus pour demander la fermeture du camp de Guantanamo. Il a dit qu'il voulait fermer cette prison avant que son premier mandat ne se termine. Ayant perdu sa femme et sa fille alors qu'il était jeune élu au Sénat, il sait ce que signifie la souffrance et j'espère que sa foi l'aidera à prendre la bonne décision. Je crois en lui.
Comment se remet-on d'une telle épreuve ? Qu'est-ce qui vous a aidé à supporter la situation ?
Je ne connais pas vraiment la réponse à cette question. J'ai été meurtri lorsque j'ai été enlevé à ma mère. Son image dans le rétroviseur avec son chapelet en train de prier pour moi est gravée dans ma tête pour toujours... Il ne fait aucun doute que l'éducation et les valeurs qui m'ont été enseignées dans mon enfance comme le pardon ou la prière m'ont aidé à faire face. L'auto-éducation a aussi été primordiale : apprendre de nouvelles langues, écrire un livre, prier, … J'ai toujours essayé de comprendre mes ravisseurs du mieux que je pouvais. Malgré cette expérience traumatisante et ces tortures, je n'ai jamais cessé de croire aux valeurs humaines.
J'ai beaucoup souffert psychologiquement, psychiquement et spirituellement. Ma foi a été renforcée mais au départ cela a été une épreuve. On m'a enseigné que si tu fais quelque chose de mauvais, cela se retourne contre toi et inversement pour les bonnes actions. Mais cette fois, j'ai eu l'exemple que la réalité était différente de cet enseignement ! Peu à peu, j'ai réussi à restaurer ma relation avec Allah, ce sont les circonstances qui étaient ainsi.
Le jour où j'ai pardonné à tout le monde, j'ai trouvé la paix et la sérénité. Ça a été une libération car finalement, je n'ai pas pardonné parce que les gens le méritaient mais parce que je voulais vivre en paix avec moi-même et le monde. Ce n'était bien sûr pas mon premier instinct mais j'ai trouvé le chemin de la réconciliation et de la coexistence.
Comment avez-vous vécu votre retour en Mauritanie ? Avez-vous pu reprendre une vie « normale » ?
À ma libération, je me suis retrouvé dans une plus grande prison : mon pays. Je n'avais pas le droit de récupérer mon passeport et n'avais donc aucune possibilité de quitter la Mauritanie. Cela a duré trois ans jusqu'à ce que le nouveau président prenne le relais et me rende mon passeport en 2019. Bien que je l'ai récupéré, les pays de l'Union Européenne et les pays d'Amérique du Nord refusent mes demandes de visa. Je sais via des mails et des rapports de médias que des responsables du gouvernement américain ont fait passer des messages pour bloquer toutes mes demandes. Et ce alors que ma femme, qui est américaine, et mon enfant vivent à Berlin. A ce stade, je ne suis pas en mesure de leur rendre visite. Eux peuvent venir et viennent me voir en Mauritanie mais moi, je ne peux pas aller les retrouver en Allemagne. Aujourd'hui, je vis à Nouakchott où je suis devenu un militant pour la défense des droits de l'Homme. Je veux que, quelles que soient nos religions ou nos cultures, nous soyons traités de la même façon.
Il semble y avoir une confusion parfois entre musulman et islamiste. Qu'est- ce qui les distingue selon vous ?
Je dirais que l'islamisme est la manière de décrire un courant politique, majoritairement conservateur. Cependant, je pense que toute expression d'opinion doit être respectée et protégée tant qu'elle n'appelle pas à la violence. Je suis de tout cœur avec la France contre les attaques d'extrémistes qu'elle a subies et qui sont des attaques à la liberté. Cela dit, la France a collaboré avec des dictateurs arabes, ce qui nourrit une situation explosive : elle apparaît comme partenaire de personnes devenues les principaux ennemis de populations qui rêvent de se débarrasser de la dictature.
Comment a été reçu votre livre « Les carnets de Guantanamo » en Mauritanie et à l'international ?
Mon livre a été très apprécié et a été bien reçu autant dans cette partie du monde qu'au-delà. Il raconte non seulement mon histoire mais aussi celle de nombreux jeunes hommes de ma région. Nous sommes toujours l'exception à la règle. Les jeunes sont punis simplement pour avoir exprimé leur opinion. Cela doit cesser. Encore une fois, nous voulons jouir de la même liberté que les personnes en Occident.
Avez-vous été impliqué dans la réalisation du film « The Mauritanian » ? Qu'avez-vous pensé du film ?
Dès le départ, on m'a consulté pour que j'apporte mes précisions. J'ai donc offert mes conseils quand on me sollicitait mais j'ai laissé les professionnels faire leur métier. Avec mes souvenirs, j'ai pu aider le réalisateur afin que le film soit plus authentique et retranscrive au mieux ce que j'ai vécu. Je leur ai décrit la cellule, etc. Pour la plupart, mes suggestions ont été incorporées. J'ai aussi échangé avec Tahar Rahim qui joue mon rôle et j'ai été autorisé à venir sur le tournage en Afrique du Sud.
Le film est très proche de la réalité. Je l'ai bien sûr regardé mais je n'ai pas pu visionner les scènes violentes car cela me rappelait trop de choses douloureuses. Ce film est une opportunité pour que les gens connaissent ma version de l'histoire, pour dénoncer l'impunité et partager aussi ce que beaucoup d'autres prisonniers ont vécu. Peut-être pourrait-il un jour jouer un rôle en faveur de la fermeture de Guantanamo ?
Que voudriez-vous que l'on retienne de votre histoire ?
Que je suis un homme de paix et de réconciliation. J'espère que le film montrera au monde occidental que je suis innocent et surtout incitera à changer les perceptions négatives sur le Moyen-Orient et l'Afrique. Je ne crois pas à la violence et ce film, en s'appuyant sur mon histoire, est la victoire de la non-violence.
Propos recueillis par Clémence Cluzel, à Dakar