L’Occident s’accommode du nouveau pharaon-Par Barak Barfi | Mauriweb

L’Occident s’accommode du nouveau pharaon-Par Barak Barfi

ven, 08/03/2019 - 09:00

WASHINGTON, DC – Le mois dernier, le Parlement égyptien a approuvé à une très large majorité un projet d’amendements à la Constitution qui permettrait au président  Abdel Fattah al-Sissi de rester en fonction jusqu’en 2034. Et les pays occidentaux – obnubilés par la préservation de la stabilité politique et l’accès à un marché de l’armement très lucratif – n’y voient aucun inconvénient.

L’amendement à l’Article 140 de la Constitution de 2014 – approuvé par 485 députés sur 596 – portera la durée du mandat présidentiel à deux fois six ans alors qu’il est actuellement limité à deux fois quatre ans. Ce changement permettra à M. Sissi de se représenter en 2022, à l’échéance de son mandat actuel. Le Parlement doit voter une deuxième fois à ce sujet dans les deux mois à venir et la décision devra ensuite être ratifiée par un référendum.

Que M. Sissi veuille rester au pouvoir n’est pas une surprise, même s’il s’est montré humble lors de son accession à la présidence. Lors d’une interview en 2013, il avait affirmé qu’il « n’aspirait pas à un poste d’autorité ». En 2017, il l’avait juré : « Je ne suis pas favorable à des amendements constitutionnels… celui qui occupe la présidence ne pourra pas rester en poste à l’échéance du mandat prévu par la loi et la Constitution ». Lors de son premier discours au Parlement en 1981, l’ancien président Hosni Moubarak – contraint à la démission par le soulèvement populaire du Printemps arabe en 2011 après être resté au pouvoir pendant presque 30 ans – avait lui aussi affirmé que « Dieu sait que je n’ai jamais rêvé de ce poste ».

Au pays des pharaons, les présidents finissent par être fascinés par les mythes qui font l’apologie de leur longévité, infaillibilité et même de leur droit divin à gouverner.  Moubarak a dévoilé un tel état d’esprit en 2003 lorsqu’un écrivain lui demandait s’il était vrai que l’Arabie saoudite avait tenté de convaincre le dictateur irakien Saddam Hussein de se démettre de ses fonctions pour prévenir une invasion menée par les États-Unis. « Impossible ! » avait-il déclaré, « un président ne démissionne jamais ! ».

Pour ce qui est d’al-Sissi, ses prétentions messianiques ont été révélées par des enregistrements qui ont fuités dans lesquels il raconte que l’ancien président Anouar el-Sadate lui aurait dit dans un rêve qu’il serait président. Dans un autre rêve, al-Sissi aurait entendu une voix lui promettre « Nous vous donnerons ce que nous n’avons donné à nul autre ».

Si les Occidentaux peuvent se moquer de telles assertions, les Égyptiens les prennent très au sérieux. Dans la tradition juive et islamique, les rêves sont considérés comme étant porteurs de messages prophétiques. Dans le livre de la Genèse, Joseph sauva l’Égypte de la famine et de la sécheresse en devinant la signification véritable des rêves du pharaon.

La manœuvre de Sissi n’a toutefois pas été dictée par un rêve, mais par le contexte politique. Les troubles socioéconomiques engendrés par la révolution égyptienne de 2011 commencent enfin à s’estomper. Après plusieurs années de croissance économique correspondant tout juste au rythme que l’accroissement de la population, l’économie a enregistré une progression de 5,3 pour cent au cours de l’exercice fiscal qui s’est clôt en juin dernier.

De plus, le programme d’austérité du Fonds monétaire international (FMI) – qui imposait de réduire les subventions énergétiques et alimentaires, réduisant ainsi considérablement le pouvoir d’achat des Égyptiens – arrive à son terme. La fin de ce programme réduit la probabilité de contestation sociale. Les manifestations des syndicats et des étudiants ont déjà nettement diminué, en raison notamment de la répression exercée par les forces de sécurité et l’absence de soutien de la part d’autres segments de la société. Et même si la structure du pouvoir en Égypte est opaque, les purges répétées au sein des forces armées et de sécurité laissent à penser que Sissi a consolidé sa mainmise sur le pouvoir dans les coulisses.

Au plan de la politique étrangère, la position d’al-Sissi a aussi bénéficié d’un sérieux coup de pouce (quoique largement immérité) du à la pause marquée dans la construction du « barrage de la grande Renaissance éthiopienne » sur l’un des affluents du Nil, le plus grand fleuve du monde. L’Éthiopie a lancé ce projet pour répondre aux pénuries d’énergie, à la fois nationale et régionale. Mais l’Égypte – dont la pluviométrie est l’une des plus basses au monde, avec 51 millimètres seulement par an – dépend du Nil pour son approvisionnement en eau et celui-ci devrait être réduit de 10 pour cent environ par an lors du remplissage du réservoir du barrage.

Si les négociations n’ont pas répondu aux préoccupations du gouvernement égyptien, de récentes évolutions politiques en Éthiopie sont allées dans ce sens. L’élection d’un nouveau Premier ministre plus soucieux de mettre en œuvre d’importantes réformes économiques et de combattre la corruption que de construire un barrage – en sus d’un manque de financement et d’équipements électromécaniques déficients – ont interrompu l’achèvement des travaux. Cette nouvelle conjoncture a été présentée par les médias égyptiens proches du gouvernement comme un exemple de la sagacité d’al-Sissi.

Dans le cas de ses relations avec les pays occidentaux, il n’y a par contre aucun doute qu’il a fait preuve de perspicacité. Contrairement au président turc Recep Tayyip Erdoğan qui s’est livré à une guerre verbale avec son homologue américain Donald Trump avant de libérer le pasteur américain Andrew Brunson, al-Sissi a discrètement ordonné la libération de l’humanitaire égypto-américaine Aya Hijazi, emprisonnée depuis trois ans sur la base de fausses accusations. Si l’on y ajoute l’excédent commercial des États-Unis avec l’Égypte – qui s’est élevé à 2,4 milliards de dollars en 2017 – il n’y aucune raison pour laquelle Trump ne serait pas ravi par al-Sissi. Ces circonstances ont entravé l’influence du Département d’État américain et par là même les critiques potentielles des propositions d’amendements constitutionnels du président égyptien.

En ce qui concerne l’Europe, en dépit d’une défense de pure forme de la démocratie et des droits humains, ses dirigeants sont bien plus soucieux d’empêcher les immigrés d’arriver sur leurs côtes, d’ériger un rempart contre le terrorisme et de vendre des armes et du matériel militaire qu’ils ne le sont de protester contre la répression dans des contrées lointaines. Lorsqu’al-Sissi s’est rendu en France en octobre 2017, le président français Emmanuel Macron a déclaré : «  Je crois à la souveraineté des États et donc de la même façon que je n’accepte qu’aucun autre dirigeant ne me donne des leçons sur la manière de gouverner mon pays, je n’en donne pas aux autres ».

Et lors d’une visite au Caire en janvier dernier, Macron s’est inquiété de ce que la répression contre les opposants au régime puisse saper la stabilité et l’État de droit, tout en soulignant qu’il ne romprait pas le dialogue. L’Égypte est après tout un partenaire stratégique important de la France dans cette région, y compris au sujet de la Libye. Entre 2014 et 2017,  alors que l’Égypte était le troisième acheteur mondial d’équipements militaires, l’industrie d’armement française se plaçait en tête des ventes d’armes à ce pays, pour un montant proche de 7 milliards d’euros. L’Allemagne arrive en quatrième position, avec des contrats à hauteur de 389 millions de dollars.

Le paradoxe que les pays occidentaux n’apprécient pas à sa juste mesure est que les djihadistes et migrants qu’ils craignent tant sont engendrés par les régimes autoritaires qu’ils soutiennent. Avant les attentats du 11 septembre 2001, de nombreux cadres d’Al-Qaïda étaient égyptiens. Et à l’époque où l’ancien président américain George W. Bush chantait les louanges de son homologue yéménite, Ali Abdullah Saleh, un groupe virulent affilié à Al-Qaïda a pris racine dans ce pays. Les réactions américaine et européenne au coup de force parlementaire du président Sissi laissent à penser que les pays occidentaux sont toujours persuadés que soutenir tacitement des régimes arabes autoritaires est un gage de stabilité. Certaines illusions ont la vie dure.

 

Barak Barfi est chercheur associé, spécialisé dans les affaires arabes et islamiques, du groupe de réflexion américain New America.

 

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