RFI Afrique - Ce 28 novembre 2020, la Mauritanie célèbre les 60 ans de son indépendance. L’anniversaire d’un projet ambitieux, tant il y avait à bâtir en 1960 pour faire exister le jeune État.
Soixante ans plus tard, un long chemin a été parcouru mais certains chantiers restent inachevés, comme celui de l’unité et de la cohésion sociale. Un dossier qui s’est imposé lors de la dernière campagne présidentielle et pour lequel certaines voix appellent le chef de l’Etat, Mohamed Ould Ghazouani, à poser de nouveaux gestes.
C’est le dernier pays d’Afrique francophone à avoir pris son indépendance en 1960. En Mauritanie, la construction du jeune État a été particulièrement complexe.
Quand on l’interroge sur ses souvenirs de l’indépendance, l’ancien diplomate et ancien ministre Taki Ould Sidi n’y va pas par quatre chemins… Il avait 18 ans ce jour-là. Il se souvient de la tenue sportive qui lui avait été remis pour défiler. Du « grand jour » qu’a représenté ce 28 novembre. Mais surtout des défis qui ont immédiatement suivis.
« Moi, dit-il, j’ai l’habitude de dire que parmi tous les pays qui ont accédé en même temps à l’indépendance, le seul pays qui était totalement démuni, c’est ici. » « Nouakchott était pratiquement inexistante, raconte le diplomate, il n’y avait pas de construction, il n’y avait rien. Pour loger les invités, c’était vraiment la débrouille. Le premier Conseil des ministres s’est fait sous la tente ! »
Dans ses mémoires [1], le père de l’indépendance Moktar Ould Daddah se souvient lui aussi de la précarité des premiers jours. « L’indépendance, explique-t-il, fut proclamée dans un hangar de fortune, spécialement aménagé et qui contenait à peine tous nos invités étrangers et les principaux responsables nationaux. L’installation électrique, plutôt artisanale, était l’une de nos hantises. Une panne de l’unique groupe électrogène qui éclairait le hangar eût considérablement gêné le déroulement de la cérémonie de proclamation de l’indépendance. »
Hostilité marocaine à l’indépendance mauritanienne
Ce soir-là, heureusement, le groupe électrogène tient bon : « En proclamant l’indépendance de mon pays, poursuit Moktar Ould Daddah, avec la très vive et profonde émotion que chacun pouvait deviner, je déclarai : “Le rêve de chaque homme, de chaque femme de ce pays est devenu réalité… Dans cette capitale naissante, je vous convie à reconnaître le symbole de la volonté d’un peuple qui a foi dans son avenir.” » Maintenir le courant électrique pendant cette cérémonie d’indépendance est d’autant plus important qu’une rupture de l’éclairage risquerait de créer la panique chez les invités. La radio marocaine, dans les jours qui ont précédé l’indépendance, a évoqué les risques d’attentat qui pesaient sur cette cérémonie.
L’hostilité marocaine à l’indépendance mauritanienne est connue. À l’époque, les autorités de Rabat défendent l’idée d’un Grand Maroc qui engloberait, outre le Sahara occidental, la Mauritanie, une partie du territoire du tout jeune Mali et un morceau du Sahara algérien. L’ONU a été saisie de la question de l’indépendance mauritanienne. L’URSS s’est saisie du dossier et en use comme levier de pression. Il faudra attendre le 27 octobre 1961 pour que l’Assemblée Générale des Nations unies accepte la Mauritanie dans la communauté des nations. Le Maroc lui-même ne reconnaîtra la Mauritanie qu’en 1969.
Faire reconnaître la souveraineté mauritanienne, former également une nation. Ould Daddah a lancé dès 1957 un mot d’ordre depuis Atar : « Faisons ensemble la patrie mauritanienne ». L’indépendance est une nouvelle étape dans ce chantier. « Pour la plupart des Mauritaniens, surtout les notables traditionnels, raconte le diplomate Ahmedou Ould Abdallah, ce 28 novembre a été un moment où ils ont pu affirmer qu’ils étaient Mauritaniens. Ils savaient ce qu’ils étaient, mais comme Nation j’ai l’impression que c’était nouveau. »
Selon le chercheur Jean-Louis Balans, « l’unité des Mauritaniens, la construction nationale, ont été les priorités absolues de Moktar Ould Daddah depuis le début de sa carrière politique. Les fluctuations de son pouvoir, comme l’ambiguïté de son régime, reflètent les tactiques successivement adoptées dans la poursuite de cet objectif : donner une réalité à l’État et à la Nation mauritanienne. »
Une nation qui s’interroge sur son identité
Soixante ans plus tard, certains visages du pays se sont transformés. « Les choses ont beaucoup avancé », estime Diarra Sylla, 39 ans, entrepreneure numérique. Formée au Maroc et au Sénégal, elle est rentrée au pays il y a cinq ans pour fonder le premier fablab mauritanien, le Sahel Fablab, et la structure Innov'Rim, qui organise des ateliers de formation au numérique. Enthousiaste, la jeune femme a mille projets en tête. « Ma priorité est de participer au développement de ce pays, explique-t-elle. Tout ce qui se passe ailleurs, cela peut se faire ici. Il y a beaucoup d'initiatives positives de jeunes. Je regrette la mauvaise image du pays. »
Diarra Sylla dit également tout son espoir pour le pays : « La Mauritanie a besoin de toutes les communautés pour avancer. Il y a beaucoup d'opportunités, il faut le dire à la diaspora qui s'est découragée. Il faut laisser le passé, les discours haineux, qui nous empêchent d'aller de l'avant. Cela change beaucoup pour les femmes. La nouvelle génération est très ambitieuse et très battante. On a un grand pays, je me dis que tout est possible ».
Les chantiers restent nombreux. Chantiers politiques, économiques, sociaux… Nouakchott, par exemple, doit sans cesse se réinventer. Dans les années qui ont précédé l’indépendance, la ville a été construite dans l’urgence, sur le sable, dans un site relativement inhospitalier près de la mer. Elle n’était en 1960 qu’un petit village d’à peine quelques centaines, peut-être quelques milliers d’âmes. La capitale compte aujourd’hui 1,2 million d'habitants. Les infrastructures ont du mal à suivre. « Il y a seulement 3% de la population qui sont branchés au réseau d’assainissement, indique Saleck Moulaye Ahmed Chérif, le directeur des études, projets et coopération à la région de Nouakchott. S’ajoute à cela le problème de gestion des ordures, un problème de pauvreté urbaine… »
Les langues en débats
La campagne électorale de l’élection présidentielle de juin 2019 a montré à quel point les questions d’unité et de cohésion nationale continuaient par ailleurs à préoccuper opinion et classe politique. Le débat sur les langues utilisées dans le pays n’est toujours pas réglé : quelles places respectives pour l’arabe, la langue officielle ? Le français, langue de l’ancien colonisateur ? Et les langues nationales, poular, soninké et wolof ?
Pour Idoumou Ould Mohamed Lemine, professeur à l’université de Nouakchott, il est temps de mettre fin à la « guerre des langues », qui a débuté en 1966 avec le vote de la loi sur l’arabisation de l’enseignement : « L’arabisation aurait dû être progressive pour ne pas bouleverser certains équilibres, certaines situations… La Mauritanie est un pays multiethnique, multiculturel, multilingue également… et donc cet aménagement linguistique a cristallisé les divisions autour de l’identité du pays, est-ce que c’est un pays arabe, est-ce que c’est un pays africain… »
Le système éducatif, explique le chercheur, est tiraillé par ces questions linguistiques qui, selon lui, ont même bloqué tout débat sur l’évolution de l’école mauritanienne « Je crois, lance-t-il, qu’il est temps que les Mauritaniens essaient de dépasser les tensions autour de cette question de langue et qu’ils acceptent d’adopter un bilinguisme arabe-français à l’école de base, c’est-à-dire jusqu’au collège, suivi d’un plurilinguisme à partir du lycée… Dans ce plurilinguisme les langues nationales, le poular, le soninké, le wolof auront leur place. J’espère que nos autorités, qui sont en train de préparer une nouvelle réforme de l’école mauritanienne, prendront le temps de résoudre cette question. »
La mémoire meurtrie d'Inal
Ce 28 novembre, d’autres questionnements identitaires de la Mauritanie remonteront également à la surface des eaux de la mémoire. Par le biais d’un autre anniversaire : celui du massacre de 28 militaires noirs, pendus sur la base d’Inal, dans la région de Nouadhibou, le 28 novembre 1990. Le drame s’est inscrit dans une période de sanglante de répression contre les Négro-mauritaniens, entre 1989 et 1991 que l’on appelle le « passif humanitaire ».
Houlèye Sall est installée sur des nattes, dans la cour de sa maison où elle accueille les membres du collectif des veuves. La présidente du collectif a aujourd’hui 80 ans. Son fils, Abdoulaye, a été tué en novembre 1990. « Ma vie a été gâchée, dit-elle. L’État n’a jamais rien dit, jamais rien fait. Je me sens un peu vieille, mais depuis 30 ans je marche le 28 novembre pour protester. » Une loi d’amnistie a été votée en 1993 pour les auteurs des crimes commis entre 1989 et 1992. Inadmissible pour Maïmouna Alpha Sy : son mari, lieutenant des douanes, a été tué à Nouadhibou la veille de la fête de l’indépendance. « La fête de l’Indépendance devrait être marquée par la joie, les rires et nous c’est le contraire : c’est les pleurs, c’est le deuil. On les a tués, pourquoi ? Les responsables sont là. On veut que ces gens-là soient traduits devant la justice. On ne va jamais abandonner. Si ce n’est pas nous, ce sera nos enfants, si ce n’est pas nos enfants, ce sera nos petits enfants ! »
Mamadou Lamtoro Camara, justement, avait à peine 2 ans quand son père a été tué à Inal. Le trentenaire parle d’un devoir de mémoire : « Je n’ai pas eu la chance de le voir. Je vois, parfois, les gens qui sont de mon âge, ils ne savent même pas ce qui s’est passé en Mauritanie, ça c’est grave ! Il faut que tous les enfants du pays sachent, comme ça nous pourrons construire la Mauritanie dans une bonne dynamique et vivre ensemble. » Comme chaque année, le collectif des veuves a prévu sa propre marche ce samedi, pour réclamer une nouvelle fois justice. Avant la marche, une journée de prières était organisée ce vendredi.
1. OULD DADDAH Moktar, La Mauritanie contre vents et marées, Paris, Karthala 2003
Texte par : Charlotte Idrac et Laurent Correau