*Dans une précédente livraison, nous avions malencontreusement publié des extraits d'un long courrier que nous avait adressé le professeur Boubacar N’Diaye. La première version a donc malheureusement été tronquée. Nous en excusons auprès de l'auteur et de nos lecteurs en reprenant la version complète du texte.
Comme le mauritanien lambda, vous vous êtes posé, plus d'une fois, une version ou une autre de ces questions qui vous ont taraudé, vous et vos semblables, chaque fois que la polémique nationale autour du troisième mandat s'est emballée : "mais, il est fou ou quoi, Leader Bien-aimé/Guide éclairé ? Ou bien c'est moi qui suis fou ? Pourquoi tient-il tant à ce troisièmemandat pour rester au pouvoir ? Dix ans-là, ce n'est pas suffisant, ou quoi ?" "Je me demande si ça va bien dans satête." Il se trouve que, pour ce débat qui perdure, ces interrogations (et la dernière en particulier) sont on ne peut plus pertinentes pour votre coin du Gondwana (pour emprunter le concept du chroniqueur inégalé Mamane). Le verdict de la science est que les mauritaniens (et les autres gondwanais d'ailleurs) que ces questions (effrontées qu’elles soient, mais éminemment citoyennes) ont longtemps tarabustés, n'étaient pas fous du tout et que, comme ils s'en sont doutés (ah, la sagesse populaire !), quelque chose cloche bien dans la tête de nos bien-aimés leaders, lorsqu'ils s'obstinent à s'accrocher au pouvoir--etau diable donc la constitution et ses serments, et de même pour lediscernement le plus élémentaire. Ce que des étudesrécentes ont fortement suggéré est que le pouvoir ne fait pas que corrompre au sens courant du terme. Et ça, il s’en est privé chez nous, n’est-ce pas ? Mais il fait bien pire. Le pouvoir modifie la personnalité et même, tenez-vous bien, la composition chimique du cerveau de leurs 'excellences'. Il transforme les relations interpersonnelles (et le reste). En un mot, les effets du pouvoir sont pervers, pernicieux et, à bien des égards, comparable aux effets des drogues illicites tant décriées.
Traumatisme Crânien
Selon Jerry Useem qui a récapitulé certaines de ces études, « si le pouvoir était une prescription médicale, il serait accompagné d’une longue liste d’effets secondaires. Il peut intoxiquer, il peut corrompre [entre autres]. » (*1 et * 2) Useem cite les travaux de l’éminent psychologue le professeur DacherKeltner pour qui le pouvoir est plus un état d’esprit qu’une fonction ou un poste. Après deux décennies de recherches sur les effets du pouvoir,le professeur Keltnera conclu que, sous l’influence du pouvoir, les sujets « agissaient comme s’ils avaient été victimes d’un traumatisme crânien, devenant plus impulsifs, moins enclins à la prudence et moins aptes à voir les choses du point de vue des autres, c’est à dire, plus egocentriques) ». Ce dernier syndrome, qui se manifeste par l’incapacité à s’identifier au vécu des autres, que Keltner a appelé « le déficit d’empathie », a été confirmé par les recherches du neurologue Sukhvinder Obhi. Une des conséquences de ce déficit est la perte d’une faculté essentielle du cerveau à «refléter/renvoyer » les sentiments des prochains (y compris ceux dans son entourage). Ce déficit conduit le leader à s’appuyer de plus en plus sur les stéréotypes dans ses interactions avec les autres et dans ses prises de décision.
Par ailleurs, un des effets du pouvoir tel qu’étudié plus récemment par un couple de neurologues anglais est ce qu’ils ont appelé « hubrissyndrom » ou « le syndrome de l’orgueil (ou de l’arrogance)». Ils définissent ainsi cet effet du pouvoir : « c’est le désordre de la possession du pouvoir, et en particulier un pouvoir dépeint comme un succès phénoménal, maintenu pendant plusieurs années et avec un minimum de contraintes sur le leader ». Ce syndrome s’accompagne d’un certain nombre de caractéristiques, entre autres, « le mépris manifeste pour les autres, la perte de contact avec la réalité, des actions irréfléchies, intempestives et l’incompétence caractérisée ». (Tout cela vous rappelle-t-il quelqu’un) ? Mais ce n’est pas tout.
Des Toxicomanes !
Un bref article du professeur Nayef Al Rodhan du Geneva Centre for Security Policy et de Oxford University intitulé «La Neurochimie du Pouvoir : Conséquences pour l’Alternance Politique », et qui récapitule la thèse de son livre l’Égoïsme Emotionnel Amoral : Une Théorie Neuro-philosophique de la Nature Humaine et ses Conséquences pour la Sécurité Globale (Lit : 2008), présente quelques observations et conclusions sur les effets du pouvoir (*3). Celles-ci devraient aider le mauritanien moyen (et, encore une fois, tout autre Gondwanais) à mieux comprendre ce qui lui vaut ces agonies de fins de second mandat du ‘guide éclairé’ et ces interminable débats : amendement constitutionnel ou pas ? partira-partira pas ? troisième mandat ou pas?
Selon le professeur Al Rodhan, le point de départ est que « le pouvoir, surtout le pouvoir absolu, intoxique. Ses effets se font sentir au niveau cellulaire et neurochimique ». Dans ce dernier cas, la gratification qu’apporte le pouvoir implique le transmetteur chimique, la dopamine qui procure le plaisir (auquel, soit dit en passant, nous sommes tous ‘programmés’ à courir après, et à éviter que ne s’arrête son apport). En d’autres termes, le pouvoir active dans le cerveau, les mêmes processus à tous égards similaires à ceux de l’addiction aux drogues dures. Donc, poursuit le professeur Al Rodhan, (tenez-vous bien) : « Comme les toxicomanes, la plupart de ceux qui sont au pouvoir chercheront à maintenir le plaisir immense (le ‘high’) que leur procure le pouvoir, parfois à tout prix. Le pouvoir, comme toute substance hautement addictive, lorsqu’on en est privé, crée des envies jusqu’au niveau cellulaire qui génèreront une très forte résistance à y renoncer ». Ceci n’afflige pas seulement ceux qui sont au pouvoir, mais fait partie de la nature humaine. Ce qui veut dire qu’arrêter ce comportement de toxicomane (qui est nocif pourle drogué comme pour les autres) ne relève pas simplement de la volonté.
Toujours selon le professeur Al Rodhan, à taux modérés, la dopamine a quelques effets cognitifs positifs, même si elle peut aussi entrainer des comportements qu’un leader doit éviter, tels que, impulsivité, manque d’empathie, etc. Toutefois, à taux élevés (ce que procure le pouvoir absolu et prolongé), la dopamine peut être carrément dangereuse et induire chez le dirigeant un sens démesuré d’être l’homme providentiel, la prise de risque exagérée, une préoccupation immodérée pour le cosmique et la religion, le détachement émotionnel vis à vis des semblables et, enfin, une obsession à vouloir conquérir et poursuivre des objectifs grandioses. (Encore une fois, tout cela vous rappelle-t-il quelqu’un ?) Nkurunziza, Kabila, peut-être ? qui d’autre ?
Désintoxication Précipitée ?
Le Professeur Al Rodhan conclut que la neurochimie du pouvoir a des implications sur la politique et l’alternance au pouvoir. Etant donné que l’effet du pouvoir sur le cerveau est de créer une situation d’addiction, les individus dont le pouvoir n’est pas limité seront incapables de se contrôler, ce qui favorisera l’apparition de dictateurs. Dans ces cas, « La brutalité et le manque d’égard pour les citoyens de pays dirigés par de tels leaders au pouvoir absolu tendront à être la règle quelle que soit la psychologie du dirigeant » (c’est moi qui souligne). A bon entendeur…
Le tout dernier mot du professeur Al Rodhan mérite aussi d’être soigneusement médité :
« Etant donné que le retrait du pouvoir [peut-être même la perspective d’un retrait], comme toute désintoxication subite, produira des envies incontrôlables, il est hautement improbable que ceux qui ont le pouvoir, surtout le pouvoir absolu, l’abandonneront volontairement, en douceur, et sans dommage matériel ou humain. Il est important de se rappeler que, comme tout sentiment humain, le pouvoir est neuro-chimiquement inter-médié et que tout pouvoir absolu peut créer des impulsions irrationnelles, additives et destructrices ». (C’est moi qui souligne encore).
Qu’est-ce à faire donc ?
Eh bien, Mauritanien Lambda, continuez à vous poser d’autres questions impertinentes ! C’est un bon départ. Vous êtes-vous demandé si d’aventure tous ceux qui se bousculent pour la prochaine présidentielle (et les législatives, et tout le reste) arrivaient à arracher le pouvoir des mains de Aziz, seront différemment affectés par ce pouvoir ? Quelles leçons ont-ils tous tirées de la manière dont le pouvoir a affecté un certain Ould Taya ? Nous vivons présentement les péripéties et tergiversations du troisième mandat, mais qui ne se souvient de l’épisode des « bulletins blancs » ?Il ne suffira plus de vilipender Aziz. Comment pense-t-on que le pouvoir suprême affectera les dirigeants des organisations de la société civile et partis politiques (dont certains ont un caractère clanique voire familial marqué) qui se délectent déjà à être appelés « M. le président » de leur organisation, si insignifiante fut-elle ? Croyez-moi, la plupart seront de bons candidats à la toxicomanie et toxicité du pouvoir. Que nous ont appris les expériences de certains pays tels que l’Algérie de Bouteflika, le Nigeria de Obasanjo, ou la Guinée de Condé, où des opposants de longue date, une fois au pouvoir ont été rapidement « intoxiqués ».
Tant que les culture et l’infrastructure institutionnelles et politiques (passons sur le reste pour le moment) ne changeront pas, cette drogue appelée pouvoir continuera à faire des ravages, chez le toxicomane du moment qui continuera à être intoxiqué et à sévir lorsqu’il est menacé d’en être privé. Mais, bien sûr, c’est en fin de compte toute la communauté nationale qui en payera le prix fort.
Un peu d’audace, d’imagination ?
Il s’agira donc, pour commencer, de refonder l’infrastructure politique, à commencer par la Constitution, à la lumière des découvertes sur l’effet du pouvoir sur le cerveau humain (tout humain, disent les scientifiques!). Par la fenêtre donc devra allerla constitution Taya/Ely/Aziz. (Elle est aussi celle de leur acolytes constitutionalistes entichés du model de constitution de la Cinquième République Française, et ceux-là n’étaient ni neurologues ni des psychologues, n’est-ce pas ?).
Pour une constitution qui mettra des garde-fous contre l’abus de pouvoir, mais surtout diffusera le pouvoir d’état de manière plus équilibrée entre les trois branches, et le peuple, c’est à dire les collectivités/communautés et le citoyen. Une constitution qui devra instituer des mécanismes qui permettront ce qui pourrait s’appeler un « sevrage progressif/programmé du pouvoir » du Président au cours de son dernier mandat. Le pouvoir passerait graduellement à un Vice-Président qui sera inéligible, ou tout procédé conduisant à « sevrer graduellement » du pouvoir et de ses effets un président en fin de mandat. Pourquoi pas un ticket Président/Vice-Président pour deux mandats de quatre ans qui alternent tous les deux ans au sommet du ticket? Une autre idée : Pourquoi pas un Exécutif collégial (deux, trois ou quatre personnes, avec une présentation équilibrée en genre, âge, et des communautés nationales) où les décisions sur les questions majeures seront déterminées de façon consensuelle ? Des idées de rêveur ? peut-être bien.
Mais une certitude est que le statu quo voudra dire vivre longtemps encore à la merci de toxicomanes qui ne sont même pas conscients de leur condition.
*1-Mes remerciements à mon neurologue de fils pour avoir attiré mon attention sur ces études sur les effets du pouvoir, de tout pouvoir, et surtout le pouvoir absolu, sur le commun des mortels.Je m’efforce ici de les synthétiser pour le lecteur moyen en espérant l‘aider à mieux comprendre certains aspects peu connus, je crois, du martyre qui semble affliger les dirigeants africains lorsqu’approchel’heure de quitter le pouvoir.
*2-Voir “Power Causes Brain Damage,”
https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2017/07/power-causes-brain-damage/528711/
*3-Voir “The Neurochemistry of Power: Implications for Political Change,” https://blog.politics.ox.ac.uk/neurochemistry-power-implications-political-change/