Le Calame - Les affaires de corruption, de détournement des biens publics, de délinquance financière semblent être de mauvaises habitudes bien ancrées dans la pratique mauritanienne.
Il y a quelques semaines, le contrôle général d’Etat a été placé sous l’autorité directe de la présidence de la République. Un signal, semble-t-il, pour marquer la volonté du pouvoir politique de combattre ce fléau.
Si la question de la sanction pénale se pose avec acuité dans notre pays, avec la rareté des poursuites judiciaires et partant des éventuelles peines afflictives et infamantes (qui touchent à la liberté et à l’honneur), la question de la restauration des fonds publics et de leur recouvrement par le Trésor reste quasiment inexistante.
Cet état de fait s’apparente ainsi à une impunité de fait, ce qui encourage les prévaricateurs de toutes sortes, qui sont loin de reconnaître que l’origine de leur richesse réside dans l’argent public et s’abritent souvent derrière le paravent de l’exercice d’activités lucratives.
Pour les hommes d’Etat, les chefs d’Etat, les fonctionnaires grands commis de l’Etat, la question est simple : il leur est strictement interdit de s’adonner à une activité lucrative.
Cette règle est bien ancrée dans notre corpus législatif (lois réglementant la fonction publique et les divers statuts particuliers) et la constitution a aménagé son mode supérieur applicable au président de la République et aux membres du gouvernement.
Et pour bien contrôler son effectivité, le droit prévoit, pour certaines grandes fonctions, une règle de transparence, communément connue sous l’appellation « Déclaration de patrimoine », qui permet de s’assurer que la personne n’a pas profité de sa fonction pour gonfler indûment son patrimoine.
Les fonctions publiques ne peuvent être un raccourci vers l’enrichissement. Un chef d’Etat, un premier ministre, ou n’importe quel grand commis de l’Etat ne peut recevoir de l’argent que conformément à ce que prévoient ses fonctions.
Tous fonds reçus en dehors des canaux ordinaires et légaux ne sont pas à leur place : ils doivent être soit au Trésor, soit dans un patrimoine privé qui a été spolié.
L’enrichissement au pouvoir est illicite
En effet, la création de richesse ne peut se faire ex nihilo.
L’argent indu des responsables politiques provient soit des actifs détournés de l’Etat, soit d’une corruption, soit d’un exercice illégal d’une activité lucrative, cet exercice illégal empêchant, soit dit en passant, et de manière tout aussi illégale, un opérateur privé d’accéder à la même opportunité.
Dans tous les cas, cet enrichissement n’est pas licite et doit être jugé comme tel par les tribunaux.
Non seulement l’impunité doit être bannie à tout jamais, mais encore les poursuites et les sanctions doivent être plus strictes et plus sévères à mesure que la personne poursuivie se situe au sommet de la pyramide administrative.
A ce titre, le dossier dit « de la décennie » (où l’on nous annonce des malversations sur plusieurs centaines de milliards) constitue pour notre justice un véritable test.
J’ai écouté avec intérêt la conférence à ce sujet du bâtonnier Brahim Ebety, qui coordonne le collectif des avocats de l’Etat en tant que partie civile et je le rejoins sur plusieurs points de son analyse.
Je précise que je ne fais pas partie de ce collectif d’avocats. Ce n’est donc pas en qualité d’avocat de la défense ou de la partie civile que je m’exprime ici, mais plutôt en tant que citoyen préoccupé par l’état du droit et de la justice dans son pays.
Et nous sommes en présence, tout le monde en convient, d’un dossier déterminant qui intéresse l’opinion publique et qui servira de référence, je l’espère, pour nos combats futurs contre la corruption de la classe dirigeante.
Dans ce dossier en particulier, le temps semble suspendu. Après deux années d’enquête, suivie d’instruction judiciaire, aucune décision de fond n’est jusqu’à présent entrevue.
Le citoyen a néanmoins le droit de savoir et celui, plus important, d’être rassuré.
Comment comprendre qu’un chef d’Etat, que des ministres échappent aux poursuites et conservent leur argent jugé mal acquis, au moment où de simples fonctionnaires peuvent être poursuivis, châtiés et dépossédés de certains biens avec célérité.
J’étais au Palais de justice de Nouakchott, le jour du déferrement des personnes impliquées dans le « Dossier de la Décennie ». Alors que j’étais en compagnie de certains confrères, du côté de la cour d’appel, une personne qui revenait du cabinet d’instruction nous rejoignit avec des informations sur la décision du juge d’instruction concernant les personnes poursuivies : aucun mandat de dépôt, seulement quelques mises sous contrôle judiciaire.
Je n’oublierai jamais la réaction de mon voisin, un vieux routier du barreau : le regard perdu, la bouche sèche, les yeux comme embués de larmes, il me dit : « Je me bats à longueur de journée contre des mandats de dépôt délivrés contre des voleurs de bonbonnes de gaz, de téléphones portables, et maintenant que nous avons les plus grands voleurs du pays, soupçonnés de forfaits sur plusieurs milliards, le juge les laisse tout bonnement repartir tranquillement chez eux ».
Il y avait une sourde révolte dans ses propos, contre la justice et contre la société.
Au lendemain de son intronisation comme Khalife, Abou Bekr, qui était commerçant de son état comme bon nombre des Compagnons du Prophète (PSL), se rendit comme à son habitude au marché. Interpellé par quelques Compagnons sur la raison de cette visite, il leur répondit qu’il était là comme tous les jours pour les besoins de son commerce, « pour vendre et acheter ».
« Non, très cher Abou Bekr, lui intimèrent les Compagnons. Tu administres maintenant la collectivité des croyants. C’est toi qui fixe les règles du commerce et qui arbitres les conflits entre commerçants, comment peux-tu être en même temps commerçant ? Ton statut t’empêche d’exercer le commerce et tu vivras désormais à la charge du Trésor public ».
Et ils lui ont fixé un revenu moyen, « ni excessif, ni restrictif ».
Ce système d’incompatibilité et de revenu moyen introduit par les premiers dirigeants de l’Islam a été révolutionnaire pour l’époque et a permis une bonne administration de la communauté, une « bonne gouvernance » comme on dirait aujourd’hui.
Il a été évidemment perfectionné au cours de l’histoire pour arriver aux systèmes très codifiés d’aujourd’hui.
Mais les principes originels demeurent les mêmes : le chef doit avoir un revenu à la charge de la communauté, ce revenu doit être raisonnable, il lui est interdit d’exercer une activité lucrative quelle qu’elle soit, etc.
L’interdiction d’exercer d’autres activités est érigée chez nous en règle constitutionnelle, posée par l’article 27 de la constitution pour le président de la République et par son article 44 pour les membres du gouvernement.
En somme, il s’agit d’une interdiction absolue de s’enrichir.
Alors, que dire d’un chef d’Etat qui reconnaît publiquement et se vante d’avoir accumulé beaucoup de richesses ?
Raisonnablement, ces fonds énormes ne peuvent provenir d’une origine licite et l’intéressé n’a fourni à l’opinion publique aucune indication sur leur provenance. D’où ce qui été souligné plus haut, ils doivent être soit au Trésor, soit dans un patrimoine privé qui a été spolié.
Aucune constitution au monde ne peut protéger les crimes financiers
Evidemment, les règles de droit ne sont pas intangibles et sont sujettes à interprétation (ce sont les interprétations d’ailleurs qui font avancer le droit et qui occasionnent les revirements de jurisprudence).
Naturellement, les avocats et les plaideurs sont là pour interpréter les règles légales et trouver des portes de sortie à leur client (ils ne font que leur travail et personne ne peut le leur reprocher).
Mais pas dans ce cas.
Ni la constitution, ni les autres textes, ne peuvent permettre l’enrichissement illicite, ni empêcher les mesures de recouvrement par le Trésor des fonds illicitement amassés.
Si le revenu d’un chef d’Etat dépasse le traitement légal dû pour sa fonction, c’est qu’il s’adonne, dans la meilleure des hypothèses, à une activité lucrative privée, ce qui est expressément interdit par l’article 27 de la constitution (« Le mandat de Président de la République est incompatible avec l’exercice de toute fonction publique ou privée et avec l’appartenance aux instances dirigeantes d’un parti politique ».)
Quid alors de la sanction de cette incompatibilité, le cas échéant ?
Devrait-il, contra legem, bénéficier d’une impunité totale ?
Certains pensent en s’appuyant sur l’article 93 de la constitution que le chef de l’Etat ne peut être poursuivi que pour haute trahison et devant la Haute Cour de Justice.
Mais s’il s’adonne aux activités lucratives et se met ainsi délibérément dans une situation d’incompatibilité, ne viole-t-il pas la constitution dont il tire toute sa légitimité ? Ne se prive-t-il pas lui-même de la protection que la constitution est censée lui assurer ?
Dans les cas de biens mal acquis, aucune constitution ne peut protéger un chef d’Etat. Ni l’article 93 de la constitution, ni aucun autre article, fût-il le fameux article 104 s’il était exhumé aujourd’hui, ne pourront lui garantir une impunité.
Les dispositions constitutionnelles ne peuvent en aucun cas protéger contre l’enrichissement par la fraude, qui est anticonstitutionnel par essence, que la personne du président s’appelât de Gaulle, le Shah d’Iran, Mobutu ou Churchill.
Atteintes à la morale
Les juristes latins avaient une belle formule pour faire invalider les actes fondés sur la fraude : « Fraus omnia corrumpit », autrement dit : la fraude corrompt tout. Les meilleures défenses deviennent inopérantes. La sanction juridique devient évidente. On est même au-delà du droit classique, aux frontières de l’opprobre et du rejet social.
Avant même la cristallisation de la règle juridique, garantie de stabilité incontournable du pacte social, les Compagnons du Prophète (PSL) avaient créé, en plus, une sorte de pacte moral avec le chef de la communauté des Croyants.
Lorsque le pacte social est violé, la sanction du droit doit tomber aussitôt, comme un couperet.
Mais lorsqu’en plus le pacte moral est rompu ?
Car au-delà de l’interdiction légale, il y a l’immoralité de la question.
Les droits peuvent changer d’un pays à l’autre ; les religions aussi. Mais quelles que soient ces différences, il y a toujours ce fond moral universellement reconnu, ce socle sur lequel se bâtit tout le reste : tu ne frauderas pas, tu ne voleras pas.
N’oublions pas la devise de la République posée par l’article 9 de la constitution : « Honneur – Fraternité – Justice ».
Au-delà de toute considération de droit, où sont l’honneur, la fraternité, la justice, quand ceux qui sont chargés de la gestion du patrimoine commun de la collectivité le détournent au profit de leur patrimoine personnel ?
Si un voleur à la tire ne mérite aucun pardon, sauf peut-être de la part de sa victime, la personne qui a spolié les biens publics le mérite encore moins.
Et je ne vois pas le peuple lui accorder sa clémence. Il n’y a pas de mécanisme pour cela.
Notre pays compte parmi les plus pauvres de la planète. Ne l’oublions pas. Nos villes se gonflent de quartiers périphériques qui sont de véritables cancers urbains. Les gens, faute de moyens, y meurent dans l’indifférence. La jeunesse, faute de moyens, s’y adonne au vice et à la délinquance.
L’argent public spolié devait servir à construire des écoles, des routes, des hôpitaux, à équiper nos structures de santé et notre personnel de sécurité, à stabiliser les prix des denrées de première nécessité, à financer nos investissements et la liste est longue, très longue.
Dans certaines localités du pays, le simple fait de se désaltérer avec de l’eau potable est devenu impossible. Les populations de l’intérieur, toujours tenaillées par la faim, font désormais face à la grande peur atavique des nomades sahariens : le spectre de la soif, atteignant ainsi le stade ultime du dénuement.
Aussi bien, l’argent public ne doit en aucun cas rester dans des patrimoines privés.
Sa place est au Trésor public. Et tant qu’il n’y est pas, toutes les énergies doivent être mobilisées pour l’y ramener, coûte que coûte et au plus tôt.
Pour notre bien à tous.