CAPE - La rentrée est houleuse dans la pêche mauritanienne. Au centre des débats, l’autorisation de pêche octroyée à un senneur turc de 40 mètres pour pêcher les petits pélagiques dans une zone comprenant des profondeurs inférieures à 10 mètres, normalement réservée à la pêche artisanale.
Le senneur pêchera aux frontières du Parc National du Banc d’Arguin (PNBA), et, pour beaucoup, sa présence est une menace pour cette réserve naturelle couvrant un tiers du littoral mauritanien, d’une richesse biologique inestimable. Cette autorisation survient alors que l’encre des signatures du Partenariat UE-Mauritanie pour une Pêche Durable (APPD), signé le 28 juillet, est à peine sèche.
Petit rappel des faits. Le 19 août 2021, le Ministre des Pêches et de l’Economie Maritime de Mauritanie informe les garde-côtes (voir image 1 ci-bas, cliquez pour agrandir) d’une dérogation spéciale pour le bateau turc HABIBIN YAVUZ, affrété par les usiniers de la Fédération Nationale des Pêches (FNP).
Ce bateau pourra dorénavant pêcher les petits pélagiques dans une zone jouxtant directement le Banc d’Arguin, la « zone A ». Deux semaines plus tôt, le Ministre expliquait que c’est une phase pilote de pêche expérimentale (voir image 2 ci-bas) « dans le but d’améliorer et de renforcer l’accès des populations aux produits halieutiques à des prix raisonnables ».
Cet argument est semblable à celui avancé par les usiniers de la FNP, qui, le 10 juillet (voir image 3), expliquaient au Ministre: « nos usines se trouvent confrontées à des difficultés énormes liées à l’inexistence de la production […] ces dernières tournent à moins de 10% de leurs capacités, ce qui fait que la plupart d’entre elles fonctionnent à perte ».
L’influence du lobby de la farine de poisson
Maimouna Saleck, Présidente de l’ONG mauritanienne BiodiverCités, est celle qui a lancé l’alerte concernant l’octroi de cette autorisation. Pour elle, c’est une aberration : « La zone A est une zone réservée à la pêche artisanale et notamment aux pirogues à passerelles. Or ces embarcations artisanales sont désormais repoussées de la zone A, depuis le 15 juillet 2021, malgré les protestations du secteur artisan ». Elle s’indigne qu’en même temps, « le Ministre octroie cette autorisation spéciale de pêche côtière aux poissons pélagiques – renouvelable, avec un quota de 5.000 Tonnes-, à ce bateau turc. Le bateau HABIBIN YAZUZ n’est pas un petit bateau – il s’agit d’un senneur de 40 mètres! ».
Ce navire n’est pas un inconnu dans les eaux mauritaniennes. D’après les données AIS analysées par Global Fishing Watch, le HABIBIN YAZUZ a effectué entre le mois de mars 2020 et le mois d’août 2021 plusieurs dizaines d’opérations de pêche dans les eaux mauritaniennes particulièrement autour du PNBA. Mais d’habitude, il fournit le poisson aux usines pour la transformation en farine. Malgré les conditions mises par le Ministre à cette autorisation, - « d’alimenter exclusivement le marché local et le marché intérieur en poissons destinés à la consommation humaine », est-on sûr que ses captures n’iront pas, en grande partie, à la farine?
Dans un article récent, le représentant des usiniers explique que grâce à la dérogation octroyée par le Ministère, le HABIBIN YAZUZ, qui peut pêcher entre 150 à 200 tonnes par jour, débarquera environ 160 tonnes par jour : 50 tonnes alimenteront immédiatement le marché local, et 10 tonnes seront stockés par jour comme « sécurité ». Mme Saleck s’interroge : « Sur les 160 tonnes pêchées par jour, il restera 100 tonnes, on en fait quoi ? » Vu que les usines produisent avant tout de la farine, il est fort probable que ces quantités restantes approvisionneront cette filière.
Certains professionnels de la pêche artisanale, comme Mohamed Mahmoud Memah, mettent en doute la capacité du senneur turc à approvisionner les consommateurs mauritaniens en poisson frais, - chose que fait la pêche artisanale: « La technique de pêche de ce bateau, qui n’a aucun système de refroidissement, ne lui permet pas d’amener des produits destinés à la consommation humaine, alors que des bateaux nationaux de la flotte pélagique sont équipés d’un système sophistiqué RSW [Refrigerated Sea Water, NDLA]. Pourquoi ce privilège n’a-t-il pas été donné aux bateaux nationaux ? »
Pour le scientifique Ad Corten, expert des petits pélagiques en Afrique de l’Ouest, c’est la justification de l’autorisation elle-même qui n’a pas de sens : « L'argument selon lequel les senneurs devraient être autorisés à pêcher dans une zone fermée jusqu'à présent aux senneurs, afin de fournir du poisson aux Mauritaniens n'est pas valable ». Il explique que l'absence de sardinelles sur le marché est due à l'utilisation massive de ce poisson pour la farine de poisson. « Le seul remède est d'interdire complètement l'utilisation des deux espèces de sardinelles pour faire de la farine de poisson ».
Quoi qu’il en soit, le premier rapport de déclarations de captures (voir image 4) ne mentionne que 60 tonnes pêchées, dont 52 tonnes de sardinelle plate et 2 tonnes de sardinelle ronde. Certains s’interrogent sur cette faible quantité de captures déclarées. Sandra Kloff, biologiste qui étudie l’écologie marine de Mauritanie depuis plus de 25 ans, a une explication : « D’après les analyses des données AIS par Global Fishing Watch, durant sa sortie de « pêche expérimentale », le HABIBIN YAZUZ est resté le 29 août pendant 2h30 à côté du NESLISAH 1, un "bateau entrepôt" (reefer) turc qui a des capacités de réfrigérer des produits halieutiques, et collecte les captures des bateaux turcs dans la zone. Le 3 septembre, le HABIBIN YAZUZ est même resté 7h30 à côté de ce reefer ». Elle rappelle par ailleurs que « la pratique de transbordement de poissons vers des reefers est fortement condamnée au niveau mondial, car cela augmente fortement le risque de pêche illégale ».
Des solutions pour les consommateurs existent, sans déroger à la loi
Depuis l’alerte lancée par Maïmouna Saleck, le débat sur le bien-fondé de cette autorisation fait rage. Beaucoup estiment que cette pêche devrait être réservée à la flotte nationale artisanale, plus concernée par la préservation des ressources halieutiques nationales, et dont les retombées en termes de sécurité alimentaire, d’emplois et économiques bénéficient au pays tout entier.
Pour Eida Bamba, président du Comité de la Pêche côtière, section artisanale et côtière de la FNP, il s’agit d’une « violation des droits d'accès des pêcheurs artisanaux. Cette autorisation n'a pas lieu d'être dans cette zone, mais dans la zone autorisée aux senneurs de plus de 40 m, qui est carrément au large ».
Dans sa contribution au débat, le Dr. Cheikh Abdellahi Inejih, halieute, explique : « Les solutions à ce problème de consommation nationale de poisson ne manquent pas, sans déroger à la réglementation en place ». Il suggère notamment, comme solution au manque de poisson sur le marché national, de demander à la Société Mauritanienne de Commercialisation du Poisson (SMCP), au vu des prix de la dernière décade, de vendre localement une partie du poisson destiné à l’exportation : « On peut sans faute assurer que les mauritaniens se rueront sur du Thiof vendu à 1800 MRO, la courbine à 1040 MRO et le Mix Afrique à 320 MRO le kilogramme ».
Le Dr. Inejih souligne aussi que les volumes d’exportation de la SMCP à destination de l’Afrique, « marché comparable au nôtre », ont été de plus de 105 mille tonnes en 2020, ce qui couvrirait largement la demande nationale à des prix abordables. « Et la question de la distribution vers le marché intérieur peut facilement être prise en charge par la Société Nationale de Distribution de Poissons (SNDP) et ce au grand profit de création d’emplois et de renforcement de la sécurité alimentaire du pays ».
Enfin, il souligne que, dans le cadre de l’Accord de partenariat de pêche (APPD) avec l’Union Européenne, récemment reconduit, les chalutiers congélateurs de pêche pélagique contribuent à la politique de distribution du poisson en faveur des populations nécessiteuses à hauteur de 2% de leurs captures à l’issue d’une marée. « C’est une mesure applicable à toutes les flottes étrangères de pêche de petits pélagiques. Les quantités seraient conséquentes si cette mesure était élargie à tous les bateaux sous pavillons étrangers dont certains opèrent sous le "régime national" dans le cadre d’affrètements ».
Menace sur le banc d’Arguin
Une autre conséquence de cette autorisation de pêche qui révolte Maïmouna Saleck, c’est le fait que le HABIBIN YAZUZ pêchera dans une zone sensible, dont la limite est directement adossée à la frontière de la plus importante aire marine protégée d’Afrique : « c’est la porte ouverte aux incursions dans le Banc d’Arguin ». Pour elle, une seule incursion d’un tel navire endommagerait irréversiblement les écosystèmes riches en biodiversité, en vasières et herbiers marins. « Les risques d’une telle incursion, accidentelle ou provoquée, sont multipliés par l’octroi de cette autorisation et par l’absence d’une zone tampon qui donnerait une certaine marge de manœuvre et d’alerte aux autorités en charge de la surveillance du Parc pour stopper le navire à temps ! »
Incohérence avec l’Accord de partenariat de pêche signé avec l’UE
Les engagements de la Mauritanie et de l’UE pour une pêche durable, à travers le nouveau protocole d’APPD, sont aujourd’hui, avec cette autorisation de pêche, mis à l’épreuve : quelle protection pour le Banc d’Arguin, soutenu dans l’APPD via l’appui sectoriel, s’il est constamment menacé d’incursions destructrices ? Quel respect de la zone de pêche artisanale mauritanienne, un engagement pris par les bateaux européens, mais apparemment pas par les bateaux turcs ? Et quel soutien européen pour une politique efficace d’approvisionnement des populations en petits pélagiques (notamment à travers la SNDP), alors que la transformation en farine se taille encore la part du lion au niveau des captures ?
Pour Maïmouna Saleck, en tout cas, la route est claire : « Le Ministre des Pêches et de l’Économie Maritime, dont la préoccupation est tout à fait légitime, devrait trouver d’autres solutions pour approvisionner le marché mauritanien en poissons frais – absolument nécessaire à la sécurité alimentaire ; des solutions en concertation avec tous les acteurs de la pêche et ceux de la mer ; mais aussi des solutions qui ne prennent pas en otage l’avenir du pays ».
CAPE - Coalition pour des accords de pêche équitables