Le 6 février 2019, notre organisation, CAPE, ainsi que le PRCM, Bloom, Danish Living Seas et la CAOPA, ont conjointement déposé une plainte auprès de la Commission européenne pour le non-respect des autorités italiennes de ses obligations d'adopter des mesures visant à surveiller leurs navires dans les eaux de la Sierra Leone et, le cas échéant, à les sanctionner s'ils opéraient illégalement en violation des règles de pêche de l'UE. Après plusieurs échanges avec la DG MARE, ses services juridiques ont envoyé une lettre de pré-clôture le 6 avril 2021, indiquant qu'"aucune activité illégale des opérateurs ne peut être prouvée dans ce cas".
“AUCUNE ILLÉGALITÉ NE PEUT ÊTRE PROUVÉE” - QU'EN EST-IL DE L'APPROCHE DE PRÉCAUTION ?
Selon des sources locales et des données VMS/AIS, et comme indiqué dans la plainte conjointe, six chalutiers italiens ont reçu des autorisations directes de pêcher dans les eaux de la Sierra Leone mais n'ont pas respecté les dispositions de ces autorisations. En particulier, ils n'ont pas respecté l'interdiction de pêcher dans la zone côtière réservée à la pêche artisanale, appelée zone d’exclusion côtière (IEZ, acronyme en anglais).
La Commission a répondu que "l'absence de cartes nautiques exactes pour la délimitation de la ZIE de la Sierra Leone crée des difficultés pour identifier les activités illégales réelles de celles qui sont menées en dehors de la ZIE". Par conséquent, selon les autorités italiennes, après avoir vérifié les traces VMS de tous les navires italiens ayant opéré en Sierra Leone de 2018 à 2020, "aucune activité de pêche n'a été identifiée dans la IEZ."
Alors que la Commission semble être satisfaite que "toutes les mesures nécessaires" ont été prises pour remédier à la situation et a l'intention de classer cette plainte, CAPE estime que l'UE pourrait faire plus et mieux, et l'a dit dans une lettre officielle aux services juridiques de la DG MARE envoyée le 15 avril. Les navires battant pavillon européen ne devraient même pas être soupçonnés d'activités illégales, ils devraient être exemplaires et ne pas abuser des faiblesses juridiques ou opérationnelles des États côtiers où ils opèrent.
La loi sur la pêche et l'aquaculture de 2016 en Sierra Leone a exclu la pêche industrielle de la zone d’exclusion côtière (IEZ, en anglais) afin de protéger les activités de la pêche artisanale. Photo: Radwan Skeiky/Unsplash.
1. L'APPROCHE DE PRÉCAUTION : LES CHALUTIERS ITALIENS NE DEVRAIENT PAS S'APPROCHER DE L'IEZ
Les capacités de suivi, de contrôle et de surveillance (SCS) de la Sierra Leone, ainsi que d'autres pays côtiers africains, sont très limitées, ce qui rend difficile pour ces pays d'assurer une surveillance et un contrôle adéquats des activités de pêche dans leurs eaux, bien que cela relève de leur responsabilité en vertu du droit international. En outre, le manque de volonté politique entrave l'élaboration de cadres juridiques pertinents et leur mise en œuvre.
En l'occurrence, selon la Commission, la Sierra Leone a notamment omis de tracer des cartes nautiques qui délimiteraient clairement la zone d'exclusion côtière (IEZ), dont les navires de pêche industrielle sont exclus, conformément au projet de loi sur la pêche et l'aquaculture de la Sierra Leone (2016).
Tout de même, ces manquements de la Sierra Leone, et plus généralement de certains États côtiers, ne devraient pas servir d'excuse pour couvrir les activités potentiellement suspectes des flottes de l'UE, notamment les incursions dans la IEZ de la Sierra Leone. Les flottes de l'UE ne devraient pas être autorisées à profiter de la faiblesse des cadres juridiques et opérationnels des États côtiers où elles opèrent.
En outre, dans le cas de la Sierra Leone, les coordonnées de la IEZ sont bien connues (voir page 3 de cet article), et même s'il n'existe pas de cartes nautiques précises, l'approche de précaution qui régit les pêcheries de l'UE, y compris ses pêcheries externe, suggère que les navires de l'UE devraient se tenir à l'écart de la zone donnée par les coordonnées connues de la IEZ.
Il convient également de noter que l'accord des Nations unies sur les stocks de poissons de 1995 renverse la charge de la preuve, qui n'incombe plus à l'organisme ayant juridiction sur l'espace maritime, mais plutôt à l'opérateur souhaitant l'exploiter, créant ainsi une présomption en faveur de la précaution pour la conservation des ressources halieutiques.
2. TIRER PARTI DU "DIALOGUE INN" EXISTANT AVEC LA SIERRA LEONE
L'UE s'est érigée en modèle dans la lutte contre la pêche INN, notamment avec le règlement INN, qu'elle utilise pour distribuer des cartons jaunes et rouges aux États côtiers non conformes. En effet, en 2016, elle a donné un carton jaune à la Sierra Leone, qui n'a toujours pas été levé. Dans sa justification, la Commission a noté que : "en Sierra Leone, les textes juridiques régissant la pêche sont dépassés et les sanctions ne parviennent pas à dissuader les opérateurs illégaux opérant à l'échelle internationale sous le pavillon de la Sierra Leone, à l'insu des autorités de la pêche. En outre, le nombre de navires autorisés dépasse les ressources disponibles et les autorités ne parviennent pas à surveiller ou à contrôler leurs eaux".
Nous pouvons donc supposer que la Commission est bien consciente, depuis l'époque du projet de loi sur la pêche et l'aquaculture en Sierra Leone de 2016, de l'importance de développer tous les outils nécessaires pour que les autorités soient en mesure de contrôler les eaux du pays. Il est particulièrement important pour la Sierra Leone de protéger efficacement l'IEZ des incursions des chalutiers afin de protéger les activités de pêche artisanale. La Commission devrait tirer le meilleur parti du "dialogue INN" existant entre l'UE et la Sierra Leone et redoubler d'efforts pour que tous les outils soient mis en place afin que l'IEZ soit dûment protégée des incursions des chalutiers.
La Commission devrait soutenir des pays tels que la Sierra Leone en renforçant leurs capacités en matière de SCS par le biais, par exemple, du partenariat INTPA-EFCA dans le cadre de la PESCAO. En ce qui concerne spécifiquement la Sierra Leone, la Commission doit soutenir la délimitation de son IEZ et la réalisation de cartes nautiques en conséquence, et s'assurer que le pays dispose des moyens nécessaires pour protéger l'IEZ des incursions des chalutiers.
La réglementation de l'UE stipule une liste de critères, dont la durabilité, pour que les opérateurs soient autorisés à exercer des activités de pêche dans les pays tiers. Photo: Paul Einerhand/Unsplash.
3. CRITÈRES DE DURABILITÉ : UN NAVIRE DE L'UE PEUT-IL OPÉRER DANS UN PAYS AYANT REÇU UN CARTON JAUNE ?
L'UE doit être entièrement cohérente : elle ne peut pas dire aux États côtiers déficients ce qu'ils doivent faire pour se conformer aux exigences de la politique INN et, d'autre part, laisser ses flottes abuser de l'absence de mesures SCS appropriées dans les eaux de ces mêmes États.
Compte tenu des engagements politiques actuels de l'UE en matière de gouvernance internationale des océans et de sa volonté d'être un champion de la durabilité, le comportement des navires battant pavillon de l'UE devrait être exemplaire et ne pas abuser des faiblesses juridiques et/ou opérationnelles des États côtiers où ils opèrent. La crédibilité et la légitimité de l'UE dans la lutte contre la pêche INN ne seront que plus efficaces et les États côtiers plus disposés à coopérer.
Conformément au règlement SMEFF (voir article 5), les opérateurs de l'UE ne devraient pas s'engager dans des activités de pêche lorsque les critères de durabilité ne sont pas respectés. Il y a de sérieux doutes que, aujourd'hui, la situation de la Sierra Leone - un pays ayant reçu un carton jaune pour son incapacité à contrôler ses eaux, autorisant trop de navires à accéder à des ressources fragiles, parfois surexploitées - permette que ces critères de durabilité soient respectés par des navires de l'UE tels que ces chalutiers côtiers italiens.
Cela soulève la question générale des navires battant pavillon européen qui pêchent dans des pays côtiers ayant reçu un carton jaune parce qu'ils ne peuvent pas contrôler leurs eaux - ce qui est autorisé par le règlement INN. Cette situation est-elle compatible avec l'obligation faite aux navires de l'UE de démontrer que leurs activités dans les eaux de ce pays sont durables ? Le cas de la Sierra Leone soulève des doutes à ce sujet.
4. “INTÉRÊT PUBLIC SUPÉRIEUR" : ACCÈS À L'AUDIT SUR LA FLOTTE EXTERNE DE L'UE
Ces six chalutiers italiens ne sont pas les seuls navires battant pavillon de l'UE à avoir été accusés de mener des activités suspectes. Par exemple, récemment, deux navires lettons pêchant dans le cadre du protocole d'accord de pêche entre l'UE et la Mauritanie, le KAPITAN MORGUN et le FISHING SUCCESS, n'auraient pas respecté les zones de pêche établies par les dispositions de l'APPD, venant pêcher très près de la côte, ce qui est illégal. Selon un scientifique européen qui suit leurs activités en Afrique de l'Ouest depuis des années, ces navires lettons refusent systématiquement d'embarquer des observateurs scientifiques, ce qui aurait pu faciliter les incursions illégales de ces navires dans la zone côtière.
Malgré les efforts de la Commission, des lacunes subsistent dans le contrôle des flottes européennes en dehors des eaux de l'UE, même si les États membres ont l'obligation de contrôler les activités de leurs navires de pêche à l'intérieur et en dehors des eaux de l'UE (Préambule §17, 1224/2009). Cependant, les États membres ne communiquent pas toujours les informations, les flottes n'exercent pas toujours leurs activités dans le respect de la réglementation (APPD, SMEFF) et les sanctions sont trop souvent absentes...
La Commission a réalisé un audit sur les capacités des Etats membres à contrôler leurs flottes externes. Depuis que cette nouvelle est parue, plusieurs organisations de la société civile ont demandé dans différents forums que cet audit soit rendu public, ce qui a toujours été refusé car "l'enquête suite à cet audit est toujours en cours".
CAPE réitère l'importance d'accéder à cet audit sur la flotte externe puisque, de toute évidence, conformément aux objectifs de transparence et de modèle de l'UE, "il existe un intérêt public supérieur à la divulgation". (voir art. 4§2 du règlement n° 1049/2001).
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