Notre compatriote Ahmedou Ould Abdallah, qui s’est illustré dans la diplomatie internationale, vient de boucler, pour le compte de la Francophonie, une assez longue mission au Gabon où s’y déroulait un scrutin présidentiel pour le moins compliqué.
Il se trouve actuellement à l’étranger où nous l’avons accroché pour le plonger dans notre univers politique peu brillant avec cette question lancinante de tripatouillage de la constitution… Et bien d’autres sujets de chez nous : la réforme de l’état civil, la question du drapeau, de l’hymne national…
Il a accepté de répondre, comme toujours, avec élégance et franchise, aux questions de Biladi.
Biladi : Depuis quelques semaines l’actualité nationale est dominée par les points proposés à l’ordre du jour du dialogue politique. Les sujets de discussion ont porté, entre autres questions, sur la modification du drapeau national ainsi que de l’hymne national. Qu’en pensez-vous ?
Ahmedou Ould Abdallah (AOA) : Face aux difficultés quotidiennes rencontrées par les citoyens ainsi qu’aux défis sécuritaires qui s’accumulent, chez nous et dans la région, parler de la modification du format du drapeau national et de la reformulation de l’hymne national sont-elles vraiment prioritaires ou même nécessaires?
Les mauritaniens, comme tous ceux qui suivent l’actualité régionale duMaghreb/Sahel, en tombent des nues et se demandent si nous ne somment pas sur une autre planète.
Une élite nationale responsable doit pouvoir trouver un consensus sur les problèmes prioritaires du pays, c’est-à-dire ceux qui déterminent sa pérennité. Elle ne peut continuer à promouvoir ce qui distrait des problèmes fondamentaux ou divise les populations.
Face à d’immenses besoins nationaux, les priorités sont connues. Les dépenses doivent être affectées au renforcement des institutions, la lutte contre le chômage, en particulier celui des jeunes, l’éducation technique, la santé publique, l’urbanisation de la capitale où sont concentrés près de 30 % de la population, la lutte contre la corruption et le soutien à la compétitivité de nos hommes d’affaires en Afrique de l’Ouest, au port de Nouakchott et aux routes vers ces pays, pour l’accès à leurs marchés.
Un gouvernement qui ignore ces priorités a des problèmes qui relèvent, ou de l’irresponsabilité ou de l’incompétence.
A cet égard, les symboles de l’Etat font partie de leurs identités et doivent, à ce titre, être protégés. S’ingénier à vouloir les modifier, outre qu’elle n’est nullement prioritaire, une telle intervention n’a pas de sens. Par ailleurs, leur modification a souvent engendré des malheurs et une revanche de l’Histoire. On l’a vu avec le maréchal Mobutu et la colonel Kadhafi dont les drapeaux n’ont pas survécu à leurs règnes. Il faut tout faire pour éviter le ridicule avec de faux débats d’un autre temps: changer les emblèmes nationaux, les noms de familles, celui du pays ou le transfert de capitale.
Je ne peux comprendre que le président Ould Abdel Aziz se laisse fourvoyer dans ce genre d’exercice.
Biladi : Ce genre "de réforme" a-t-il un lien avec celui qui a proposé de mettre fin à notre fameux "Ould" comme composante des noms de familles ?
AOA : D’abord une anecdote. Il y a environ deux ans, un haut responsable de notre pays annonçait fièrement, à un officiel d’un pays du Golfe, ceci: "désormais, le Ould va disparaître de nos papiers d’identité". Son interlocuteur, dont le pays n’a aucune intention de supprimer le si caractéristique "Al" de son patrimoine, lui répondit sèchement : "que vous restera-t-il alors" ?
Sur le fond, à l’époque où, de par le monde, les peuples luttent pour préserver leurs identités et leurs images, cet acharnement à gommer tout ce qui nous caractérise - drapeau, hymne national et le Ould si Mauritanien - est pour le moins sidérant.
Comme nous, de nombreux autres peuples ont des particules attachés à leurs noms de familles : justement le "Al" du Golfe, le Oglu des Turcs, le Van des Néerlandais, etc. En 2001 et 2010, de jeunes Mauritaniens, interpellés par la police aux Etas-Unis et en Belgique, ont été libérés grâce à leur identité avec Ould, alors non associée au terrorisme ou à la criminalité.
Enfin, au-delà de ce propos, cette particularité, le Ould, est commune à tous les Maures du Sud Maroc aux confins septentrionaux du Niger en passant par leAzaouad du Mali et de villes algériennes dont Tindouf. N’avons-nous pas, enMauritanie, seul pays ou ce groupe exerce le pouvoir, d’autres priorités à mettre en œuvre que cet acharnement à nous éloigner de cet héritage Hassanophone ?
Il se dit que c’est souvent par manque de recul historique que nous adaptons ces comportements si nuisibles à notre image dans la région et au-delà. Mais cette manie de vouloir tout changer, y compris de capitale, outre son côté puéril et financièrement irresponsable, est un dangereux exercice de dépossession d’identité.
Biladi : Dans l’esprit de bien des gens, le véritable objectif du dialogue national portait essentiellement sur la réforme de la constitution ou, en d’autres termes, la révision de la constitution pour mettre fin à la limitation du nombre des mandats présidentiels. Mais le président vient d’affirmer qu’il ne sollicitera aucun nouveau mandat. Votre opinion sur ce sujet ?
AOA : A cette question, mon premier réflexe est d’y répondre par une autre : troisième mandat, ou pas, mais pourquoi faire ? Cette question de troisième mandat est un faux débat, non parce qu’elle ne devrait pas être posée, bien au contraire, mais parce qu’elle en occulte une autre question, véritable celle-là, et qui se trouve en panne depuis bien longtemps.
Comment, avec ou sans un troisième mandat, mettre fin à la dérive politique qui dure depuis plusieurs décennies. Elle a "informalisé" l’administration, puis l’économie nationale et, aujourd’hui, elle ne produit plus que ce qui, à l’intérieur, comme à l’extérieur, divise davantage nos compatriotes et affaiblit l’Etat ? Comment mettre le pays sur le bon chemin et l’y amarrer est la toute première exigence pour gérer le lancinant problème de l’unité nationale. Une autre question est comment être plus réaliste et travailler, plus et mieux, en particulier avec le Maghreb et le Sahel.
De fait, si l’actuel président, comme il l’a juré solennellement, et confirmé ces jours - ci, ne se présentait effectivement pas, le règlement des problèmes structurels nationaux serait- il, pour autant en bonne voie?
Avec un focus uniquement sur le troisième mandat, la classe politique, toutes appartenances confondues, et une partie de la société civile, ont exposé leurs projets et le pays à plusieurs risques.
Le premier est celui de voir le président trouver la méthode et la procédure légales qui lui permettent de garder le pouvoir et même d’y revenir formellement au bout de cinq ans. A cet effet, il lui suffira de choisir un successeur et de s’assurer, les choses étant ce qu’elles sont chez nous, de son élection à la présidence. Le statu quo actuel, c’est-à-dire la gestion patrimoniale du pouvoir, en place depuis des décennies, se poursuivra. Le sujet du troisième mandat a fait oublier bien des choses. De fait, pour ne citer que ces cas, qui pense encore à Poly Hondone pour la pêche ou au prêt accordée par la SNIM pour l’aéroport de Nouakchott, ou aux projets en cours ?
Le second risque, encore plus sérieux, parce que non conjoncturel, est celui de fragiliser davantage une classe politique déjà très éclatée par la faiblesse des solidarités entre ses membres. Les contradictions internes entre leurs différentes composantes, dans la majorité comme au sein de l’opposition, vont s’exacerber bien davantage au détriment des questions de fond.
Les acteurs politiques doivent faire une pause pour évaluer la situation du pays. Elle servira à organiser un véritable débat national dans le but d’aider les dirigeants, actuels et futurs, à atteindre un consensus autour des grandes orientations stratégiques : diplomatiques, sécuritaires et économiques. L’établissement d’un Conseil National de Sécurité, ou son équivalent, évitera la privatisation des intérêts fondamentaux du pays.
Enfin et surtout, le trop grand focus sur la prochaine présidentielle, au plus tard en 2019, retardera la recherche de solutions durables à nos véritables problèmes nationaux : la cohabitation, désormais difficile, entre les différentes composantes nationales.
Biladi : Compte tenu de votre expérience, ici et ailleurs, que suggérez-vous aux différents acteurs nationaux pour éviter un dérapage fatal à notre pays ?
AOA : D’abord deux observations. Diriger un pays au jour le jour par une série de coups politiques – débaucher des opposants, prendre des mesures démagogiques, boycotter des pays ou des organisations internationales – n’est ni suffisant ni acceptable de nos jours. Ces pratiques ne renforcent pas les structures étatiques et ne garantissent pas la paix. Par ailleurs, et contrairement à ce qui se dit dans notre pays, la pérennité des Etats mal gérés n’est pas assurée.
La Yougoslavie, naguère leader des pays non alignés, s’est effondrée, remplacée par plusieurs nouveaux Etats. La Somalie, jadis un état unitaire peuplé d’une population homogène, pratiquant la même religion et parlant la même langue, est aujourd’hui un pays déchiré par les rivalités tribales. Depuis 2010, le Soudan, indépendant depuis 1956, est coupé en deux Etats souverains et une guerre civile se poursuit dans ces deux composantes.
Un Etat moderne, qui vit dans la réalité du monde actuel, doit faciliter la cohabitation de ses citoyens au-delà de leurs rivalités politiques, ou appartenances sociales, ethniques, tribales et régionales. Sur ce plan, l’élite dirigeante doit se montrer plus inclusive, plus tolérante, bref plus de son temps.
Partout où elles ont sévi - Afrique, Asie et Europe - les idéologies raciales du siècle dernier, ont échoué. Et toujours au détriment de leurs premiers promoteurs. Devrons-nous continuer à encourager nos compatriotes dans la voie de la division et de la séparation, puis évoquer un complot international dirigé contre notre pays? Certainement pas.
Comme dans la plupart des Etats du Maghreb et du Sahel, notre pays connait un système de castes et d’ethnies qui vivent sur le même espace territorial. Cette diversité, au lieu d’évoluer pour nous enrichir, s’est cristallisée en menace pour tous.
Précisément, le rôle du groupe dirigeant est d’être ouvert. La priorité, aujourd’hui est d’arrêter, au plus vite, la spirale suicidaire qui nous entraîne vers une catastrophe. Les responsables doivent revenir à l’esprit traditionnel de détachement qui est en fait une pratique de tolérance sociale. Celle-ci existe dans la région Maghreb Sahel. Sur ce point, chacun sait ou devrait savoir que, contrairement à un individu, un Etat ne peut pas déménager. Nous devons vivre avec notre situation géographique.
Dans ce contexte Maghreb / Sahel, pour ne pas continuer à nous singulariser, trois urgences doivent être définitivement résolues.
D’abord les populations de la Vallée, traumatisées par les évènements des années 1987 – 91, doivent être pleinement rassurées, et se rassurer, quant à leur appartenance à la Nation. Ensuite, la question Haratine, un exemple de notre incompétence politique, doit rester ce qu’elle est, un problème de liberté, de droits de l’homme, d’inclusion économique et non une crise ethnique. Enfin, il est urgent de cesser de se créer de nouvelles fissures dans le tissu social. Ainsi, l’application de la rigueur de la loi – la peine de mort – prononcée uniquement à l’encontre d’un jeune de Nouadhibou, issu d’un milieu dit de castes, aggrave notre situation. Dans l’intérêt du pays, sa libération est un impératif.
Propos recueillis par Moussa O. Hamed (Rmibiladi via cridem)