« Un bon dialogue, sérieux, guidé par une volonté politique réelle, suppose l’inclusion nécessaire de toutes les sensibilités politiques, de tous les groupes sociaux, sans distinguo ».
Le Calame : Le gouvernement mauritanien a organisé, il y a quelques jours, des journées nationales de concertations pour un dialogue inclusif. Que vous inspire cet évènement ?
Samba Thiam : S’il est généralement reconnu, au dialogue, des vertus cardinales, les préliminaires de celui qui vient d’être amorcé récemment au palais des Congrès laissent rêveur, tant ils péchent, à bien des égards. Il faut d’abord dire – remarque de principe – qu’un bon dialogue, sérieux, guidé par une volonté politique réelle, suppose l’inclusion nécessaire de toutes les sensibilités politiques, de tous les groupes sociaux, sans distinguo. Il devra donc être ouvert largement, sans exclusion aucune, et non se réduire à un monologue entre l’UPR et ses partis-satellites ou se limiter à une concertation bipolaire. Pour mettre les problèmes à plat, il faut entendre tout le monde car personne n’est de trop …
Remarque touchant, également, la méthode adoptée qui laisse à désirer. Lorsqu’on parcourt le chapelet de thèmes abordés pendant ces journées, on est frappé par la manière dont ils sont agencés ; en vrac, sans fil directeur apparent. En effet, on voit des questions de fond alterner avec des questions techniques, tout à fait secondaires et, même, dépendantes des premières, au plan des solutions. Ainsi voit-on la question centrale de cohabitation ou de l’unité nationale reléguée à la fin de la série, apposée au « rôle de la jeunesse » !!! Celle de « l’indépendance de la justice » jouxtant le « statut de la femme », « l’équidistance de l’Armée » à côté du « renouvellement de la classe politique », etc. La question nationale est diluée dans un fatras de questions toutes secondaires, sans compter les reprises et redondances superflues, des thèmes et sous-thèmes, pourtant solidaires, rejetés loin les uns des autres.
Bref, des problèmes structurels de fond abordés, pêle-mêle, avec des questions de prospective et/ou techniques, telles les réformes de l’Education, de l’Administration, de l’Armée, de la Justice, dont les grands axes de solution doivent, nécessairement, découler des questions premières, principielles. Après lecture des thématiques, on sort avec une forte impression de décousu, de coq-à-l’âne, qui laisse à penser que ces thèmes retenus ont dû être abordés au « p’tit-bonheur-la-chance », sans liaison aucune ni tout le sérieux requis, parce qu’on a mis la charrues avant les bœufs, qu’on a omis de poser le diagnostic clinique duquel le reste devrait découler…
Enfin et au-delà de l’amalgame – dernière remarque – la nature même des questions abordées, leur formulation voilée, pour ne pas dire floue, fait problème. Nulle part, on entend évoquer, concrètement, la grande Justice. Pas un mot sur l’ethnicisation poussée et la tribalisation du pouvoir, pas une ligne sur la corruption, endémique, à vaste échelle, qui gangrène tout, rien sur la réconciliation nationale, rien sur l’autre mal principal : l’absence d’ordre. Partout, chez nous, le désordre règne en maître, à commencer par la circulation routière.
Si l’on doit débattre des problèmes, de tous les problèmes, on ne peut faire l’économie des questions qui fâchent, comme l’égalité, l’égale dignité, l’égalité des langues et cultures, l’égalité des chances devant les opportunités, l’égalité et l’équité dans les institutions judiciaire, militaire et dans la représentativité parlementaire. Posées, ces questions principielles serviraient de balises aux réformes techniques à engager, via des états généraux, secteur par secteur. Tout qui renvoie, en somme, au cœur du problème – la plaie de notre unité – douleur qu’il faut nommer : l’exclusion des communautés négro-africaines et haratines, à tous les niveaux.
Le dialogue en cours de préparation, s’il devait avoir lieu, ne devrait pas retomber dans les travers et les ratés du Congrès d’Aleg : un vivre ensemble laissé à l’aventure, sans bases clairement définies. Il faudra reprendre Aleg, comme le préconisait le gouverneur Isselmou ould Abdel Kader, saisir toute opportunité pour en corriger les manquements… Enfin, un dialogue qui va se tenir sur ces questions-là, sans l’un des champions de la lutte contre l’esclavage, derrière les grilles, et sans les porte-drapeaux de la question nationale et sociale qu’on cherche à bâillonner, que faut- il en penser ? Ce dialogue, un de plus pour nous enfumer ?
- Que pensez-vous de la campagne que le pouvoir mène, avec ses ministres, à l’intérieur du pays pour expliquer les recommandations de ses journées ?
- Je suis perplexe car, à mon sens, on aurait dû attendre la fin du dialogue, pour se lancer dans une campagne d’explication, communiquer les résultats. Expliquer quoi, présentement ? Rien. Si encore on s’était contenté de demander, aux populations, d’identifier et d’exposer leurs problèmes, en perspective du dialogue, j’aurais compris : cela donnerait du sens à ces tournées… A moins de quelque chose de plus subtil qui m’échappe, au vu des expériences dans l’art de la manoeuvre de celui qui nous gouverne, je trouve la démarche actuelle sans tête ni queue. Et, pour clore, une profession de foi des mêmes gouvernants qui s’engagent à exécuter les résultats du dialogue, n’est-ce pas nous prendre pour des gens sans mémoire ?
- Les articles du colonel Oumar ould Beibacar suscitent polémique dans la presse. Qu’en pensez-vous ?
- Merci de me donner l’opportunité, à la fois en tant que victime et témoin historique des évènements de Walata, de dire ceci : un homme qui se décide, en fin de carrière, à libérer sa conscience, en levant le voile sur une séquence sombre de notre histoire, bravant tout un courant d’opinions contraires, témoigne d’un courage hors pair certain. De par sa prise de position, Ould Beibacar fait partie, je crois, de cette infime minorité de cadres et soldats arabo-berbères qui portent un jugement positif, objectif et honnête, sur notre juste et légitime lutte, au risque d’encourir la désapprobation et le courroux de tout un pan de leur communauté.
Cet homme-là méritait autre chose qu’un procès ou la flagellation, de la part de ceux qui ont vécu le calvaire de Walata. J’ai quelque fois l’impression qu’on ne sait pas toujours ce que l’on veut … Il est des interventions qui sentent, à distance, la manipulation ou la mauvaise foi.
Des voix se sont élevées pour dire qu’Ould Beibacar restait un geôlier, malgré tout ! Argument futile car il y a geôlier et geôlier – une chose est sûre, il n’était pas ce geôlier au cœur de pierre – argument léger s’il en fut car, après tout, Ould Beibacar était un soldat !
Dernière remarque enfin, convoquons les faits, rien que les faits : sans l’action bénéfique et l’intervention providentielle du colonel ould Beibacar, nous aurions vécu l’hécatombe, à Walata, indéniablement. Tout le reste est sans importance ! Quelles étaient ses motivations ? Étaient-elles saines, spontanées ou savamment calculées, cela est sans intérêt pour moi.
D’autres réactions à l’article, par incidence, ont surgi, ça et là, outrées ou feintes de l’être, comme celle de monsieur Gaye, par exemple… Des propos de celui-ci, je ne retiens qu’une ligne mais de portée énorme : « j’avais mis en sourdine mes opinions politiques », nous confie-t-il ! Oser avouer, sans broncher, avoir mis en sourdine, par carriérisme, ses opinions politiques, pendant que la société se délitait, alors que l’heure était grave ! Cela porte un nom … Et combien, hélas, étaient-ils à se comporter, se comportent encore, de nos jours, comme monsieur Gaye ?
- Où en êtes-vous, depuis le rejet, par le ministère de l’Intérieur, de la demande de reconnaissance de votre parti, les FPC ?
- Nous continuons de nous battre. Le pouvoir se trompe, s’il croit pouvoir nous faire baisser les bras. Nous avons décidé d’attaquer en justice la décision arbitraire, illégale et raciste du gouvernement qui nous frappe. Nous entamons, en ce moment, la procédure de recours juridique. Nous voulons épuiser toutes les voies légales, avant d’envisager d’autres réponses. Au bout, il faut bien que nous nous exprimions...
- Et si la Cour suprême vous déboutait ?
- Figurez-vous que nous ne sommes pas dupes. Nous avons conscience de la réalité du terrain c’est-à-dire de l’inféodation de notre justice. Mais, encore une fois, nous souhaitons mettre le Droit, tout le Droit, de notre côté, épuiser toutes les voies de recours, légales et pacifiques, d’abord.
- On ne vous a pas beaucoup entendus dans l’affaire des terres de Dar El Barka?
- Et pourtant nous avons réagi, tout comme dans l’affaire des femmes de Thiembène. Notre position sur la question des terres est connue et notre message, à l’endroit des populations, demeure le même, clair et limpide : résister face à l’arbitraire, résister à la dépossession des terres. L’évolution que prend la tournure actuelle de l’évènement nous conforte dans nos vues et positions : si l’organisme saoudien s’est, semble-t-il, retiré de la transaction, la terre en question, aux dires des villageois, leur reste toujours interdite ; un arabo-berbère a surgi, s’en déclarant propriétaire… Une preuve de plus que les terres de la vallée du fleuve sont bradées, aux particuliers, à des fins, non pas d’exploitation mais de pure spéculation. L’auto-suffisance alimentaire que clame le gouvernement, c’est de la démagogie, un leurre !
- Le bruit a couru que certaines notabilités négro-africaines auraient été sollicitées, en haut lieu, pour aller en campagne contre les FPC. Qu’en est-il ?
- Oui la rumeur a couru et s’est même confirmée. Nous sommes devenus gênants, parce que notre discours commençait à porter. Sur la base d’informations recoupées, une liste de douze notabilités nous est parvenue. Ces personnalités, selon nos sources, semblaient toutefois divisées sur la question ; certaines ayant exprimé des réserves, d’autres allant jusqu’à se désolidariser carrément, jugeant fondées, justes et légitimes, les questions soulevées par les FPC. D’autres enfin, les plus zélées, s’attelèrent tout de suite à la tâche à Nouakchott, mais c’était sans compter sur l’élan de sympathie à l’endroit du parti qui gagne beaucoup de monde… La postérité jugera ces notabilités.
Le changement viendra, il sera long à venir, mais il viendra, disait Sam Cooke, parlant des USA. Je nourris la même conviction pour la Mauritanie. Alors, ces personnalités prendront conscience, un peu tardivement, du mal perpétré, par leurs actes, contre le peuple et leur propre progéniture qui en porteront les stigmates, à l’instar de celles que portent, encore, les fils de harkis de l’Algérie actuelle...
- Le passif humanitaire continue à alimenter le débat. Une liste de fonctionnaires victimes des évènements de 89 pourrait connaître un règlement sous peu. Qu’en pensez-vous ?
- Pour les grands crimes commis, nous restons sur nos positions : exigence du devoir de vérité, de justice, de réparation et de mémoire, le pardon au bout. Concernant maintenant la liste que vous évoquez, personne n’a réussi à y accéder, comme si on la cachait... Fait suspect qui rappelle, étrangement, ce qui se passa en 1986, lorsque nous avions été arrêtés et nos salaires suspendus. Alors que nous croupissions en prison, des hauts fonctionnaires du ministère de l’Education nationale percevaient, secrètement, les salaires de la plupart d’entre nous, avec la complicité d’agents véreux du Budget. Nous osons croire que ce dossier sera un jour rouvert…
Le cas qui nous occupe actuellement, pour rappeler ce passé, nous parait tout aussi suspect. Sinon, pourquoi cacherait-on une liste de fonctionnaires devant être régularisés, à moins de chercher à dissimuler autre chose ? Pourquoi la Fonction publique et la direction du Budget se renvoyaient-elles la balle ? Des cas rigoureusement similaires sont traités différemment par l’administration, comme à la tête du client, comme si l’on tenait à régler des comptes personnels. Le président de la République, en personne, a ordonné, voilà plus de deux ans, la liquidation de ce dossier, un ministre des Finances met le coude dessus… Quatre cents fonctionnaires seraient actuellement concernés. Plus de mille cinq cents, depuis 2009, et le dossier demeure toujours pendant. Des organismes publics, comme la CNSS ou Mauritel, qui se refusent à exécuter des décisions émanant du Conseil de ministres ! Sous quelle administration vivons-nous ? Quelle crédibilité lui accorder, ainsi qu’à nos institutions ?
Propos recueillis par Dalay Lam