L’Europe a besoin d’une refonte migratoire- Par Claus Sørensen | Mauriweb

L’Europe a besoin d’une refonte migratoire- Par Claus Sørensen

mar, 01/10/2019 - 09:57

BRUXELLES – Plus de 900 migrants déterminés à rejoindre l’Europe se sont noyés en Méditerranée depuis le début de l’année. Les navires humanitaires Open Arms et Ocean Viking ont passé l’été à rechercher un port autorisant le débarquement de leurs passagers secourus. Les camps de réfugiés et de migrants de l’île grecque de Lesbos demeurent surpeuplés, de même que les conditions dans les centres de rétention de Lybie restent désastreuses. Enfin, la Turquie ne semble plus respecter l’accord de 2016 en vertu duquel le pays était censé endiguer le flux de migrants vers l’Union européenne.

Bien que l’Europe entende venir en aide aux migrants et respecter le droit international, elle refuse de se retrouver dépassée par la situation. L’augmentation considérable du nombre d’arrivées de réfugiés et de migrants dans l’UE en 2015-2016, qui pour beaucoup fuyaient la guerre en Syrie, a gravement érodé la confiance au sein du bloc. Ces arrivées en masse ont mis à mal la confiance des gouvernements dans les frontières extérieures de l’UE ainsi que dans la gestion des demandes d’asile, et révélé la fragilité des accords conclus avec les pays d’origine des migrants. Les migrations sont ainsi devenues l’objet d’une bataille politique, à la grande satisfaction des populistes.

La nouvelle Commission européenne de la présidente Ursula von der Leyen doit rétablir un contrôle sur les migrations, tout en respectant la dignité de ceux qui aspirent à une vie meilleure. Elle doit pour cela opérer une refonte de l’approche de l’UE dans quatre domaines, en mobilisant les États membres autour de l’intérêt de l’Europe.

Il incombe tout d’abord à l’UE de sécuriser ses frontières extérieures, une condition préalable essentielle au maintien de l’ouverture de ses frontières intérieures. Aucun autre espace au monde caractérisé par la libre circulation des individus, que ce soit aux États-Unis, en Inde, en Chine, en Suisse ou en Russie, ne sous-traite à ses États ou régions le contrôle de ses frontières extérieures. Le contrôle de ces frontières doit constituer une tâche à la fois collective et nationale.

L’agence des garde-frontières et garde-côtes de l’UE, Frontex, doit pour cela être renforcée, et pouvoir déployer des gardes conjointement avec les États membres – notamment aux frontières maritimes et dans les aéroports. L’UE doit par ailleurs redynamiser son opération Sophia de lutte contre les passeurs de réfugiés en Méditerranée.

Deuxièmement, il est nécessaire que l’Europe gère distinctement migrants économiques et demandeurs d’asile. Le traitement combiné des deux statuts a poussé le système de l’asile jusqu’au bord du précipice. Une gestion distincte permettrait à ceux qui craignent pour leur propre vie d’être légitimement entendus, et de voir leurs droits protégés.

La réponse aux situations réelles de nécessité économique et sociale dans l’UE exige une politique efficace de visas de travail ou de séjour pour les migrants économiques, accompagnée d’un objectif global d’immigration. Les décideurs politiques ne doivent pas attendre que la prochaine crise migratoire survienne pour mettre en place un tel système.

Pour ce faire, l’UE va sans doute devoir briser un certain nombre de tabous. Pour commencer, le nombre de migrants économiques à pénétrer sur le marché du travail de l’UE doit être admis comme une question d’intérêt commun. Deuxièmement, la politique appliquée doit formuler explicitement quels migrants sont les bienvenus. Troisièmement, les États membres doivent être interrogés sur le niveau d’aide de l’UE dont ils ont besoin pour fluidifier le processus. Enfin, la question des visas et permis de travail doit être mise sur la table pour faciliter le retour des migrants illégaux dans leur pays d’origine.

Certes, en vertu du traité de l’UE, chaque État membre gère comme il l’entend l’immigration depuis l’extérieur de l’Union. Pour autant, ce ne serait pas un bon de géant pour les gouvernements que de convenir d’un objectif d’immigration global à l’échelle de l’UE. En retour, les États membres pourraient indiquer leurs préférences en termes de pays d’origine et de profils des migrants économiques, ainsi que les ressources budgétaires de l’UE nécessaires pour les accueillir. De tels droits d’accès à certains migrants deviendrait ainsi davantage un privilège qu’une charge.

À titre d’illustration, le Canada applique depuis de nombreuses années une politique d’immigration active, caractérisée par une sélection en fonction de critères tels que le pays d’origine, les compétences, et la catégorie d’âge. L’Europe peut en faire de même.

Troisièmement, l’UE doit rectifier sont système d’asile. Il lui faut tout d’abord abandonner cette insistance insensible qui caractérise la répartition forcée des demandeurs d’asile au sein de l’UE. Cette démarche a en effet empoisonné l’atmosphère au sein du bloc, mais pourrait devenir fonctionnelle une fois mis en place un système pleinement efficace de frontières, d’asile et d’immigration.

Par ailleurs, il ne peut être demandé aux États membres frontaliers de l’UE de faire face seuls aux migrations illégales qui traversent les frontières extérieures du bloc. Les camps sont aujourd’hui saturés, et les migrants soit malmenés soit envoyés vers le nord par des autorités dépassées. La responsabilité de l’État membre de première arrivée des migrants doit être complétée par une solidarité européenne.

L’UE doit également apporter expertise et financements afin d’harmoniser les pratiques et capacités de gestion des différentes agences nationales d’asile. C’est seulement alors que les décisions nationales pourront être respectées dans l’espace Schengen, assurant ainsi la préservation d’une zone intérieure de circulation sans frontières. Cette harmonisation permettrait également en fin de compte le partage du traitement des demandes d’asile entre les États membres.

Quatrièmement, l’UE doit nouer des partenariats plus solides, mutuellement bénéfiques, avec les pays d’origine et de transit. Ces accords sont essentiels pour permettre le retour rapide de ceux qui se voient légalement refuser l’entrée dans l’UE. Afin d’établir cette coopération, il est important que l’UE mobilise tous ses instruments de politique étrangère, aide au développement et fonds d’investissement inclus, tout en conduisant des initiatives en matière de sécurité, commerce, énergie, agriculture, pêche, action climatique, transport aérien, et santé. Des objectifs d’immigration pour l’UE, associés à des partenariats de formation permettant une préparation aux emplois en Europe, pourraient également être proposés aux pays tiers intéressés par des transferts de fonds stables émanant de leurs expatriés.   

Il incombe dans le même temps à l’UE de s’attaquer aux causes profondes des migrations : explosion démographique en Afrique subsaharienne, changement climatique synonyme de menace pour la sécurité alimentaire, pandémies récurrentes, conflits ethniques, et pénuries d’emplois.

L’aide de l’UE doit s’axer sur le rétablissement d’une stabilité et sur l’atténuation des risques via la promotion de la sécurité, de la résilience des communautés, et d’une bonne gouvernance. Les réussites en la matière rendront les investissements plus sûrs, tout en déverrouillant la finance privée et domestique, ce qui permettra aux économies nationales de croître, de créer des emplois, et de proposer une alternative aux migrations.

La nouvelle Commission européenne a l’opportunité de libérer l’UE de ses réactions impulsives face aux crises migratoires, et de lui faire adopter une approche durable, beaucoup plus cohérente, tant sur le plan interne qu’externe. Elle ne peut se permettre de manquer cette chance.

 

Traduit de l’anglais par Martin Morel

 

Claus Sørensen a été directeur général du département Protection civile et aide humanitaire de la Commission européenne.

 

Copyright: Project Syndicate, 2019.
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