L’étrange décennie de l’économie américaine - Par Larry Hatheway | Mauriweb

L’étrange décennie de l’économie américaine - Par Larry Hatheway

jeu, 13/06/2019 - 14:50

ZURICH – L’actuelle expansion économique des États-Unis est spectaculaire. Non seulement rivalise-t-elle avec le plus long record d’après-guerre, mais à la différence des précédentes périodes de croissance soutenue, elle n’a pas déclenché de véritable inflation. Les profits des entreprises atteignent des niveaux sans précédent. Les inégalités économiques aux États-Unis sont par ailleurs plus extrêmes aujourd’hui que jamais en un demi-siècle.

 

Chacun de ces constats uniques est paradoxalement lié à une étrangeté supplémentaire : en dépit d’une expansion globalement terne depuis 2009, le taux de chômage aux États-Unis a chuté bien en dessous de ce qu’aurait laissé prédire la seule croissance du PIB. Mais sans doute l’aspect le plus caractéristique de cette expansion surprenante longue d’une décennie, aspect qui contribue à expliquer les principales originalités de cette période, réside-t-il dans le faible niveau de croissance de la productivité.

 

Considérons tout d’abord le phénomène de l’emploi. Le recours à un modèle simple de corrélation entre chômage et croissance du PIB – de type loi d’Okun – indique que le taux de chômage a diminué d’un demi-point de pourcentage de plus chaque année au cours de cette expansion que l’histoire l’aurait suggéré. Depuis 2014, la croissance de l’emploi aux États-Unis dépasse de près d’un million d’emplois chaque année ce que la croissance du PIB aurait laissé présager.

 

Alors même que le taux de chômage a chuté jusqu’à des niveaux historiquement bas, la création d’emplois demeure plus de deux fois supérieure à l’augmentation de la main-d’œuvre. Les entreprises embauchent massivement malgré une croissance timide, un vivier décroissant de travailleurs productifs, ainsi qu’une troublante incertitude sur le plan de la politique et de l’élaboration des mesures. Le rapport défavorable du mois de mai sur l’emploi ne change à lui seul rien au phénomène décennal de solide croissance de l’emploi.

 

Explication à cela, il est possible que les entreprises substituent une main d’œuvre abordable à un capital coûteux. La part de rémunération totale des travailleurs dans le revenu national américain a constamment diminué depuis le début du siècle, atteignant un plus bas de 60 % fin 2014, avant de retrouver son niveau actuel de 62 %. Or, ce chiffre se situe encore trois points de pourcentage en dessous du niveau moyen observé entre 1965 et 2000.

 

De l’autre côté, les taux de rendement du capital sont exceptionnellement élevés. Depuis 2010, la part des profits d’entreprises dans le PIB atteint des niveaux moyens sans égal dans l’après-guerre. On pourrait donc s’attendre à ce que les entreprises préfèrent investir dans un capital à haut rendement plutôt que dans le travail. Or, ce n’est pas le cas. Le taux annuel moyen de formation brute de capital fixe dans le secteur non résidentiel depuis 2009 s’élève à 5,3 %, soit globalement l’équivalent de son niveau lors des expansions du début des années 2000 et des années 1980, et bien en dessous du taux observé à la fin des années 1990 lors du boom de l’investissement.

 

Pourquoi la main-d’œuvre bon marché est-elle si abondante ? Peut-être les travailleurs entendent-ils sacrifier un salaire élevé en échange d’une sécurité de l’emploi. Ce serait compréhensible, compte tenu des souvenirs douloureux de la récession de 2008-2009. Les exigences salariales sont sans doute tempérées par la crainte d’une perte d’emploi au profit de la Chine, du Mexique ou des machines. Pour autant, l’augmentation du taux de démissions, qui a désormais retrouvé les niveaux observés avant la crise, suggère que les travailleurs sont aujourd’hui peut-être moins excessivement prudents qu’ils l’étaient hier.

 

Le déclin de la syndicalisation est également à souligner. Au début des années 1980, près d’un quart des travailleurs américains étaient syndiqués. Aujourd’hui, ce chiffre est tombé à environ un dixième. Or, les travailleurs non syndiqués gagnent en moyenne 20 % de moins que leurs homologues syndiqués. Une main d’œuvre moins syndiquée travaille donc à moindre coût, et représentent sans doute une plus grande flexibilité pour les entreprises, ce qui conduit davantage celles-ci à embaucher.

 

Mais le plus important facteur observé en parallèle d’une croissance lente des salaires réside probablement dans la faible croissance de la productivité. La productivité moyenne du travail aux États-Unis (comme dans la plupart des autres économies développées) a décliné ces dix dernières années. Malgré la croissance explosive des technologies de l’information, le travailleur moyen ne devient pas plus productif.

 

Si la production par heure de travail n’augmente pas significativement, alors le nombre d’heures de travail doit augmenter pour que soit assurée une fourniture suffisante de biens et services. C’est la raison pour laquelle la création d’emplois aux États-Unis demeure solide, malgré une croissance ordinaire du PIB.

 

Par ailleurs, les entreprises ne peuvent augmenter les salaires davantage que l’augmentation du produit marginal du travail. Une croissance réduite de la productivité explique ainsi les faibles augmentations de salaires. Elle rend par ailleurs les entreprises moins désireuses d’investir. La discipline capitalistique qui en résulte contribue aux forts rendements du capital, qui sous-tendent des profits en pleine explosion et d’insolentes inégalités de revenus.

 

Les dirigeants politiques américains doivent veiller à ce que les bénéfices de la croissance soient plus équitablement répartis. Aux deux extrémités du spectre politique, les propositions populistes telles que protectionnisme ou revenu universel de base ne sauraient fonctionner. Les mesures de ce type n’aboutiraient qu’à une lutte entre les Américains pour les parts d’un gâteau de plus en plus réduit.

 

La clé réside davantage dans l’accroissement des niveaux moyens de productivité. Pour diverses raisons, dont l’actuelle révolte politique et sociale contre le capitalisme, les États-Unis ne peuvent relever le défi de la productivité au seul moyen de déréglementations, baisses d’impôts et désengagements de l’État version 1980. L’efficacité économique devra se trouver renforcée par des améliorations du côté des infrastructures énergétiques et de transport, ainsi que par un meilleure accès à une éducation de qualité, à la formation professionnelle, et aux soins de santé.

 

La croissance américaine des dix dernières années est unique à de nombreux égards. Mais si l’Amérique laisse persister son malaise de la productivité, cette expansion aura également d’unique son caractère déséquilibré et mal portant.

 

Traduit de l’anglais par Martin Morel

 

Larry Hatheway est à la tête du groupe des solutions de portefeuille multi-actifs de GAM, groupe dont il est économiste en chef.

 

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