Couper les vivres à l'État islamique | Mauriweb

Couper les vivres à l'État islamique

jeu, 05/01/2017 - 01:44

La chute d'Alep le mois dernier face aux forces soutenues par la Russie du président syrien Bachar el-Assad, a suscité une nouvelle vague de discussion sur les perspectives de la fin de la guerre civile. Malgré le récent cessez-le-feu à l'échelle du pays, garanti par la Turquie et la Russie, entre les forces d'Assad et la plupart des groupes rebelles, la plupart semblent d'accord pour dire que le conflit est loin d'être terminé. Après tout, l'État islamique (EI), n'a rien accepté du tout - et ne va pas le faire.

 

Ces observateurs ont raison sur un point : la guerre en Syrie ne prendra pas fin avant que l'EI ne soit vaincu. Mais l'idée, soutenue par plusieurs, que la chute de Raqqa, capitale auto-proclamée de l'État islamique, va permettre d'atteindre cet objectif est, en toute franchise, fausse.

 

Évidemment Raqqa est, selon les termes de l'historien français Jean-Pierre Filiu, « le centre de commandement opérationnel » des attaques terroristes de l'EI, celui du meurtre de 12 personnes sur un marché de Noël à Berlin le mois dernier, ou de l'assassinat de 39 personnes à Istanbul la nuit du Jour de l'an. Mais la conclusion de Filiu et d'autres selon qui la chute de Raqqa est la clé pour mettre fin aux attaques contre l'Europe, fait l'amalgame entre la guerre civile en Syrie, les causes, les symptômes et les solutions. En fait, tandis que les perspectives à court terme de l'EI sont certes liées à Raqqa, le sort de sa survie et de son l'influence à long terme vont probablement se décider à des milliers de kilomètres.

 

À bien des égards, l'Arabie saoudite est la source de l'EI. Les Saoudiens représentent le deuxième plus grand nombre de combattants étrangers en Syrie et en Irak, en grande partie grâce à une identité façonnée par deux grands développements historiques majeurs.

 

Le premier a été l'adoption par Muhammad ibn Saoud, le fondateur du premier État saoudien, de thèses radicales « puritaines » de Muhammad ibn Abd al-Wahhab au milieu du XVIIIème siècle - thèses qui se firent connaître sous le nom de wahhabisme et qui continuent de définir la politique et la société saoudienne. La deuxième fut la décision du Roi Abdulaziz dans les années 1920 d'institutionnaliser la vision wahhabite originale. De l'avis de nombreux Saoudiens, la montée de l'EI représente un retour à la véritable origine du projet de wahhabisme saoudien.

 

En effet, c'est bien le wahhabisme qui forme le noyau de l'idéologie de l'EI. L'EI distribue en fait des copies de textes écrits par Al-Wahhab dans les régions de l'Irak et de la Syrie qui sont sous son contrôle et puise dans un grand nombre de ses principaux enseignements. D'un point de vue idéologique, par conséquent, vaincre l'EI nécessite d'analyser le rôle et l'héritage du wahhabisme en Arabie Saoudite.

 

D'un point de vue opérationnel, l'avenir de l'EI va se décider en grande partie en Tunisie, le pays qui a envoyé le plus de combattants étrangers en Syrie et en Irak, notamment le pays de l'agresseur de Berlin. Cela reflète en partie l'incapacité des autorités à produire suffisamment d'opportunités économiques pour la population jeune, à un moment où la transition démocratique naissante du pays a suscité certains espoirs. Comme me l'a expliqué en 2015 Shams Talbi, un homme de 55 ans issu de la ville pauvre de Kasserine, « de nombreux jeunes de notre région considèrent l'EI comme un moyen de retrouver leur dignité. »

 

Afin de réduire le nombre de combattants qui viennent grossir les rangs de l'EI, il faudra réussir l'intégration économique et sociale des régions marginalisées. Sinon, de jeunes Tunisiens (et d'autres) continueront de se trouver si désespérés que les groupes criminels comme l'EI leur sembleront toujours être le plus fiable des facteurs de nivellement social.

 

L'avenir de l'EI aura également beaucoup à voir avec la France, le pays européen qui fournit la plupart des combattants au groupe - un fait qui s'explique probablement par sa forme agressive de laïcité. La France est l'un des deux seuls pays en Europe (avec la Belgique), qui interdit le voile intégral dans ses écoles publiques. Et c'est le seul pays d'Europe de l'Ouest (en dehors de la Belgique), à ne pas obtenir la note la plus forte pour la démocratie, selon les données de Polity. Soixante-dix pour cent de la population carcérale est musulmane. Tout cela donne un coup de main aux recruteurs extrémistes.

 

Le dernier facteur déterminant de la survie de l'EI sera la volonté des pays, en particulier en Occident (et en particulier aux États-Unis), de reconnaître enfin que les régimes oppressifs comme ceux de l'Arabie Saoudite et de l'Égypte font partie du problème et non pas de la solution. Comme s'est exclamé un ancien général israélien en 2015 face à Michael Oren, son ancien ambassadeur aux États-Unis : « Pourquoi les Américains ne regardent-ils pas la vérité en face ? Pour défendre la liberté en Occident, ils doivent préserver la tyrannie au Moyen-Orient. »

 

La chute de Raqqa pourrait représenter une grande victoire contre l'EI. Mais elle ne signifierait pas la fin du groupe ni de ses attaques violentes, qui vont sûrement persister, peut-être sous de nouvelles formes. Pour vaincre l'EI une fois pour toutes, nous devons reconnaître et éliminer ses nombreuses sources de subsistance.

 

Lorenzo Kamel, historien à l'Université du Freiburg Institute for Advanced Studies (FRIAS), chercheur à l'Istituto Affari Internazionali (IAI) et associé non-résident de l'Université Harvard's Center for Middle Eastern Studies (CMES).

 

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