CANBERRA – L’ancienne ambassadrice des États-Unis aux Nations Unies, Samantha Power, qualifiaient les guerres génocidaires de « problème infernal ». Tandis que l’administration du président Donald Trump fait monter la tension avec l’Iran, le monde doit aujourd’hui considérer la perspective d’un « affrontement infernal » entre les deux pays.
Jusqu’à présent, ni les États-Unis ni l’Iran ne disent vouloir la guerre. Mais pas à pas, inexorablement, ils s’engagent sur des routes de collision. Les États-Unis ont sensiblement renforcé leur déploiement militaire dans les parages de l’Iran, envoyant au Moyen-Orient le groupe de frappe du porte-avions USS Abraham Lincoln et un détachement spécial de bombardiers, afin de mettre en garde le régime iranien contre toute action d’intimidation. Les dirigeants iraniens ont concomitamment dénoncé ces mouvements, où ils ne voient que provocation visant à pousser leur pays vers un conflit armé, comme des actes de guerre psychologique.
Depuis sa prise de fonctions, Trump n’a cessé de peindre l’Iran en source du mal – y compris en instigateur du terrorisme international – dans la région et au-delà. Il a dénoncé la politique de dialogue de son prédécesseur Barack Obama et soumet le régime iranien à une pression maximale, avec trois objectifs en tête.
Tout d’abord, l’administration Trump désire provoquer un changement sinon du régime, du moins de son comportement. Elle cherche aussi à ruiner l’économie iranienne, afin de dévaluer l’influence régionale du pays. Elle veut enfin consolider la position d’Israël comme allié le plus loyal et le plus puissant des États-Unis au Moyen-Orient et tisser des liens stratégiques forts entre l’États juif et les pays arabes opposés à l’Iran, notamment les États du Golfe – conduits par l’Arabie saoudite – et l’Égypte.
Pour parvenir à ces objectifs, Trump a décidé du retrait des États-Unis de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien, officiellement dénommé Plan d’action global commun (Joint Comprehensive Plan of Action – JCPoA). Son administration a imposé des sanctions draconiennes à l’Iran, qui affectent chaque secteur de l’économie et ont conduit certaines entreprises étrangères à cesser leurs activités dans le pays. Le mois dernier, dans une intervention sans précédent, Trump a accusé le corps d’élite de l’armée iranienne, les gardiens de la révolution, d’être une organisation terroriste.
Le conseiller de la Maison-Blanche à la sécurité nationale, le belliqueux John Bolton, que soutient le secrétaire d’État Mike Pompeo, a récemment affirmé : « Les États-Unis ne cherchent pas la guerre avec le régime iranien, mais nous sommes pleinement préparés à répondre à ses attaques, qu’elles soient menées par des forces agissant pour son compte, par le corps des gardiens de la révolution islamique ou par les forces régulières iraniennes. » C’est un pas de plus vers un affrontement militaire entre les États-Unis et l’Iran, qui pourrait aussi bien être déclenché intentionnellement qu’à la suite d’une simple erreur de jugement.
Dans l’éventualité d’une guerre, l’Iran n’aurait pas les capacités militaires de résister à la puissance de feu américaine. Les États-Unis pourraient rapidement détruire les installations militaires iraniennes, qu’il s’agisse des sites nucléaires ou des principales infrastructures. En outre, ils pourraient empêcher l’Iran de bloquer de détroit d’Ormuz par où transite environ 30 % du fret pétrolier maritime mondial.
Mais l’Iran a les capacités de faire payer cher aux États-Unis et à la région une attaque militaire – qu’elle soit menée avec ou sans le soutien d’Israël et de l’Arabie saoudite. Le régime iranien pourrait couler quelques navires dans la partie la plus étroite du détroit d’Ormuz – où les rails maritimes dans l’un et l’autre sens ne font pas plus de deux miles de large – afin de paralyser le trafic. Plus grave, l’Iran a théorisé une stratégie de guerre asymétrique où sont mobilisées tant la force que l’influence (le hard et le soft power). Si son armée n’est pas dotée d’une force d’intervention aérienne moderne, il n’en a pas moins réalisé des progrès notables dans la mise au point et la production de missiles à courte, moyenne et longue portée, qui ont les capacités d’atteindre des cibles relativement lointaines comme Israël.
En outre, le régime pourrait viser des monuments, notamment la tour de Burj Khalifa, la plus haute du monde, à Dubaï, ce qui aurait pour effet une catastrophe financière dont toute la région serait victime. Même si la fiabilité des missiles iraniens ne peut être garantie, un certain nombre pourrait échapper aux systèmes de défense. Le Dôme de fer, le système de défense israélien, qui utilise pourtant des technologies de pointe, s’est avéré incapable de neutraliser des missiles primitifs lancés depuis la Bande de Gaza.
En outre, le régime iranien a construit un réseau de forces agissant pour son compte dans toute la région. La Syrie et l’Irak sont devenus les maillons cruciaux d’un arc stratégique à la mains de l’Iran qui s’étend de l’Afghanistan au Liban. Les forces dévouées aux intérêts iraniens comprennent des segments de la population chiite afghane, les milices chiites irakiennes et le Hezbollah, qui contrôle le Sud du Liban et dispose de milliers de roquettes prêtes à frapper Israël. Ajoutons que le Hezbollah est sorti plus fort que jamais de sa guerre de 2006 contre Israël.
Mais l’Iran peut aussi mobiliser des milliers de candidats à l’attentat-suicide, fanatisés, prêts à se sacrifier pour la cause de l’islam et du nationalisme chiites que le régime a su défendre. Ces kamikazes sont incorporés dans les forces de sécurité iraniennes et déployés dans la région.
Le régime iranien n’a pas ménagé ses efforts pour renforcer sa sécurité nationale, dans un cadre régional favorable. Ainsi, en cas de conflit avec les États-Unis, l’Iran ne ferait pas figure de mauviette. Bien au contraire, une attaque militaire d’envergure pourrait se solder par le déchaînement incontrôlable d’un enfer régional. Les deux côtés ont de bonnes raisons de ne pas déclencher la guerre.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Amin Saikal est professeur de sciences politiques et directeur du Centre d’études arabes et islamiques (pour le Moyen-Orient et l’Asie centrale) de l’Université nationale australienne. Il est notamment l’auteur de Iran Rising: The Survival and Future of the Islamic Republic [non traduit].
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