Najah Major Works est décidément, comme son nom l’indique, une success story (Nejah, en arabe), du moins pour ses actionnaires, même si elle ne l’est pas nécessairement pour le reste des mauritaniens.
L’heureuse société s’est en effet vu attribuer le colossal marché de construction du nouvel aéroport de Nouakchott, supposé placer miraculeusement la ville dans le club des cités les plus modernes, à l’instar deDubaï, Hong Kong ou Francfort, l’un des investissements publics les plus couteux depuis l’indépendance du pays. Malgré son coût faramineux, le projet a été attribué dans des conditions particulièrement douteuses, au point que certains l’ont qualifié de “casse du siècle”. Jugez-en par vous-mêmes !
Comment en effet cette société-écran, (dont on ne connait pas avec précision le tour de table financier) montée du jour au lendemain, et sans aucune expérience préalable en matière de BTP, a-t-elle pu rouler l’État et engranger plus de 135 milliards d’ouguiyas pour la réalisation d’un aéroport dont l’estimation la plus courante ne dépasse guère les 30 milliards?
Une chose est sûre, un tel tour de passe-passe financier n’aurait pu réussir sans la complicité des hautes sphères de l’État, y compris Mohamed Ould Abdel Azizlui-même, compte tenu de son engagement personnel dans ce projet dont il a voulu faire l’un des “fleurons” de son règne, quitte à enfreindre les normes de bonne gestion les plus communément admises.
Voici en effet la recette imparable pour s’enrichir et enrichir ses proches d’un coup de baguette magique, lorsqu’on accède au pouvoir:
1. Surfacturer le coût d’une infrastructure publique et l’exagérer délibérément afin d’arrondir d’autant la valeur des rétro-commissions attendues, procédé bien connu en Mauritanie, ou il a contribué à ruiner l’État et les entreprises publiques, avec la complicité active des décideurs;
2. Sous-évaluer la contrepartie en nature, en l’occurrence les terrains cédés par l’État à titre de paiement des travaux de l’aéroport. Dans le cas de Nejah, l’État lui a attribué la surface de la ceinture verte de Nouakchott et la moitié de celle de l’ancien aéroport, au prix de 2 millions d’ouguiyas la parcelle, calculé sur la base d’un prix au mètre carré largement sous-estimé par rapport à celui du marché. En effet, le prix des premiers lots vendus en 2013 par la société Nejah ont oscillé entre 8 et 10 millions l’unité de 400 à 500 m2.
On est loin des 2 000 000 de l’estimation initiale, 4 à 5 fois moins élevée. Amusez-vous à multiplier la superficie allouée par le prix moyen auquel la société a vendu les terrains et vous trouverez que l’État (c’est-à-dire vous et moi) va dépenser 120 milliards, alors que le coût réaliste ne devrait pas dépasser les 30 milliards pour une telle infrastructure.
3. Introduire, après coup, des avenants destinés à changer les conditions du marché initial, afin d’alléger les obligations du co-contractant au détriment de l’État et ceci en violation flagrante des règles supposées régir ce type de contrats. Vous vous rappeler sans doute, il y a de cela quelques années, la fameuse affaire des “avenants de Woodside”, sur la dénonciation desquels MohamedOuld Abdel Aziz lui-même et son cousin Ely Mohamed Vall avaient fondé la légitimité de leur putsch pour renverser l’ancien chef de l’État Moawiya Ould Taya.
Ce souci de transparence et de lutte contre la corruption supposée des élites dirigeantes, sur lequel Mohamed Ould Abdel Aziz avait pompeusement bâti son accession au pouvoir, en 2008, s’est estompé curieusement, on se demande pourquoi, dans le cas du marché de l’aéroport.
Mais, revenons-en à la modalité contractuelle, qui s’apparente à une forme moderne de troc, choisie par l’État pour engager un tel chantier, tant elle a été utilisée par Mohamed Ould Abdel Aziz, en dépit des doutes et des interrogations légitimes qu’elle suscite.
Vous vous souvenez peut-être de l’épisode du contrat signé avec la Chine afin de fournir quelques aéronefs militaires d’occasion (dont certains se sont malheureusement écrasés, depuis lors) et de la construction (qu’on attend toujours) d’usines de transformation du poisson, supposées créer des milliers d’emplois, en contrepartie d’un accès quasi-illimité a nos ressources halieutiques menacées d’extinction par les excès de la pêche industrielle.
Cette transaction douteuse avait, elle aussi, été attribuée par le biais d’un autre proche du chef de l’État, mais on en attend toujours les dividendes mirobolants ! Payer en nature est toujours risqué et parfois suspect, tant il ouvre la porte aux dérives. Toute contribution en nature exige normalement une expertise pointue pour effectuer une évaluation de la contrepartie à payer.
Or l’État ne semble pas avoir procédé à une expertise sérieuse de la valeur des terrains bradés pour payer Nejah. Si cette expertise avait eu lieu, elle aurait démontré que ces terrains auraient pu être vendus entre 8 et 10 millions et alléger ainsi le coût pour la collectivité publique.
Voici, et la liste n’est pas exhaustive, un florilège des irrégularités commises dans l’attribution du marché de l’aéroport:
1. L’attribution du marché selon une procédure de gré à gré, contraire à toutes les normes de passation de marchés publics, a une société créée le jour même;
2. Le marché a été attribué, malgré sa complexité technique, a une société créée du jour au lendemain sans aucune expérience en la matière, ne serait-ce que la construction d’une villa. La construction d’un aéroport fiable et conforme aux normes internationales aurait dû se faire, au moins en partenariat, avec une entreprise leader dans le domaine du BTP, à l’image de Bouygues ou de la société Ben Laden.
3. Le public et la presse n’ont pas été tenus au courant du contenu précis et des exigences des cahiers de charges, d’où la difficulté d’évaluer la qualité de l’ouvrage, surtout le côté génie civil, nécessaire pour recevoir l’homologation internationale et supposé être contrôlé par un bureau d’études spécialisé, qui n’a toujours pas réceptionné les travaux.
4. L’existence de fortes présomptions de conflit d’intérêts, compte tenu des relations plus que particulières qu’entretient la famille Sahraoui avec Mohamed Ould Abdel Aziz;
5. L’accumulation de nombreux retards pour l’achèvement des travaux, initialement prévu en 2013, a occasionné un surcoût de 400 000 euros par mois à payer à l’entreprise française EGIS à laquelle le contrôle des travaux a été confié. En raison des retards consécutifs, le contrat avec la société de contrôle a été ainsi étendu jusqu’à juin 2016. Malgré ces retards imputables à la société, l’État a consenti de nombreuses facilites à Nejah, au lieu de lui appliquer des pénalités par jour de retard, comme prévu par les contrats de travaux similaires.
6. Mais le scandale ne s’arrête pas là. La SNIM, fleuron de l’industrie nationale, a été sommée par Mohamed Ould Abdel Aziz de mettre sur la table la somme de 15 milliards pour “dépanner” la société Najah, sans qu’on sache à quel titre, précisément. Ce surcoût qui n’était pas prévu par le contrat initial fait grimper le prix global de l’aéroport à 135 milliards.
En temps normal et dans un État qui se respecte, cet avenant devait être étudié par le Conseil d’administration de la SNIM, présenté, discuté et approuvé par le parlement, sans oublier qu’un tel investissement irréfléchi a contribué à faire plonger la SNIM, contrainte de brader une partie de ses avoirs pour survivre dans une période vaches maigres.
Or la représentation nationale n’a jamais été saisie d’une telle décision, qui n’a pas été intégrée dans la comptabilité publique. Pourtant, notre parlement étant une simple chambre d’enregistrement des desiderata du chef de l’État, cette rallonge aurait pu être votée à la quasi-unanimité. Au sommet de l’État on ne s’embarrasse décidément pas trop des formes…
7. Un avenant complaisant serait envisagé ou aurait été signé pour que la société ne soit plus obligée de fournir les équipements. L’État a été contraint de chercher 60 millions de dollars pour acquérir les équipements, à la place de Nejah, alors que celle-ci était supposée fournir une infrastructure “clés en main”, comprenant tous les équipements nécessaires. Apparemment, ce sont les équipements qui retardent la livraison de l’aéroport prévue, après moult reports, le 28 novembre 2015. Pour faire bonne figure, l’État a fait un subterfuge en organisant des visites guidées et médiatisées de l’aéroport.
8. Cerise sur le gâteau, l’entretien de l’aéroport risque, lui aussi, et pour un budget conséquent, d’être confié à la même entreprise, Najah, ce qui lui assurerait alors des revenus confortables pour une génération encore, même si elle n’a pas d’expérience spécifique en la matière.
9. En termes même de développement et de pertinence de l’investissement, il n’est pas sûr que la construction d’un nouvel aéroport soit une priorité, compte tenu des autres urgences, telles que le fameux projet de mise en place d’un réseau d’assainissement à Nouakchott, dont les pluies soulignent, chaque année, l’actualité pressante.
Pourquoi construire un aéroport pour accueillir 4 vols par jour, alors que laMauritanie n’a pas de flotte aérienne digne de ce nom et n’aspire pas, non plus, à devenir un hub régional ? A cela s’ajoute que l’aéroport est manifestement surdimensionné, puisqu’il a été conçu pour accueillir 2 millions de passagers par an, alors qu’actuellement nous tournons autour de moins de 1 million.
Dans ces conditions, la logique aurait voulu que nous restaurions l’actuel aéroport, qui aurait encore pu servir 10 ans au moins, au lieu de flamber des milliards pour un aéroport plus ou moins somptuaire, dans un pays où une grande partie des populations n’ont encore accès ni à l’eau ni à électricité, y compris dans la capitale.
10. Une étude sérieuse a-t-elle été faite pour évaluer la rentabilité à moyen et long terme de l’aéroport, au moins pour pourvoir à l’entretien des installations? Qui, parmi les prestataires éventuels, pourrait se permettre de louer le moindre espace commercial, en sachant que le prix du mètre carré aurait été fixé à 50 000 ouguiyas par mois, soit environ 1 million pour une boutique de 20 m2 ? Dans ces conditions, il est fort à craindre que le nouvel aéroport ne puisse guère créer d’emplois en nombre significatif, ni de réelle plus-value pour l’économie nationale, du moins dans l’immédiat.
La pilule est dure à avaler pour les mauritaniens, même si la clique au pouvoir essaie de noyer la douloureuse facture de l’aéroport dans des festivités carnavalesques, louant les “réalisations” de Mohamed Ould Abdel Aziz, comme lors de la commémoration récente du 55ème anniversaire de l’indépendance.
Pire encore, au lieu de questionner la pertinence, le coût surélevé et la procédure irrégulière d’attribution du marché, les médias “indépendants” se sont fourvoyés dans une discussion secondaire sur la dénomination de l’aéroport, supposée saluer l’une des batailles menées par la Résistance nationale contre la colonisation.
Pourtant, l’amère réalité demeure : en termes de value for money, la construction de l’aéroport, même parée du nom héroïque d’Oum Tounsi, c’est comme acquérir un hélicoptère au prix d’une navette spatiale ! Deux familles, en l’occurrence les Sahraoui et les Abdel Aziz, se sont enrichies pour des générations et tant pis si les autres familles mauritaniennes se sont appauvries pour longtemps, également.
Soumeydaa Nassr Dine via cridem