Quand les démocraties faillissent à leurs obligations | Mauriweb

Quand les démocraties faillissent à leurs obligations

lun, 14/03/2016 - 11:51

Selon le prix Nobel d’économie Amartya Sen, les démocraties ne connaissent pas de famines, parce qu’un gouvernement responsable fera tout en son pouvoir pour éviter que la population meure de faim. Le même raisonnement devrait s’appliquer à l’eau potable, une ressource tout aussi indispensable à la survie et au bien-être que la nourriture.

Mais certains événements récents aux États-Unis illustrent de manière déprimante les limites du dicton de Sen, et la façon dont une démocratie peut manquer à ses devoirs envers une population qu’elle est pourtant censée servir. En 2014, la ville de Flint, au Michigan, a cessé d’acheter son eau à Detroit pour des raisons d’économie de coûts et a commencé à pomper l’eau de la rivière locale. Les inquiétudes concernant la qualité de l’eau furent ignorées.

Il s’est avéré que l’eau de la rivière corrodait les vieilles conduites de la ville et qu’à la sortie du robinet, elle contenait un taux élevé de plomb. Et ce, dans l’indifférence la plus totale des autorités. La municipalité et le gouvernement de l’État ont préféré fermer les yeux, même après que des entreprises et les hôpitaux aient déclaré l’eau impropre à la consommation et décidé de s’approvisionner ailleurs.

Les habitants de Flint se sont plaints de la couleur et du goût de l’eau. Mais aussi vivement qu’ils aient protesté, individuellement ou collectivement, ils ont été jugés ignorants et qualifiés de « gens qui se plaignent de tout ». Même après que les médecins aient présenté la preuve que le taux de plomb dans le sang des enfants avait doublé en l’espace d’un an, les protestations de la population de Flint n’ont pas été entendues.

Alors que les États-Unis pourraient être l’une des démocraties les plus réussies au monde, avec des élections régulières et un gouvernement représentatif qui est censé être, selon la phrase célèbre d’Abraham Lincoln, «  du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Et pourtant, pas un seul niveau de gouvernement n’a pris les mesures nécessaires pour s’assurer que les habitants de Flint aient accès à une eau potable sûre.

Et le cas de Flint n’est pas unique ; il est au contraire emblématique d’un problème mondial. Des millions d’individus n’ont pas accès à l’eau potable. Trop souvent, les pauvres sont obligés de boire de l’eau contaminée, de forer des trous dans les conduites d’eau ou d’acheter de l’eau en bouteille, bien plus chère que celle qui coule des robinets des plus riches. Et la question devient de plus en plus cruciale à mesure que s’intensifie la concurrence pour l’accès à l’eau.

Lorsqu’un gouvernement se révèle incompétent ou irresponsable, le remède habituel est de laisser les forces du marché prennent le relais. Mais quand il s’agit de ressources essentielles – comme l’eau – cette approche devient moralement indécente. Allouer l’eau potable à ceux qui sont en mesure de la payer le plus cher, par exemple, engendre des situations où son utilisation à des fins industrielles l’emporte sur les besoins individuels, en privant ainsi une proportion importante de la population.

Le vrai problème n’est pas le manque d’eau. Il tient à une distribution inégale des réserves existantes et donc d’un coût inabordable de l’eau pour les pauvres. Cette situation pourrait être tolérable pour les biens de consommation – tout le monde n’a pas les moyens de s’offrir un yacht. Mais dès lors qu’il s’agit d’une ressource essentielle, nous devons garantir qu’elle soit accessible de manière équitable.

Cela signifie que nous devons trouver une meilleure façon de gérer les ressources en eau. Pour qu’un message soit efficace, il doit atteindre et influencer les responsables politiques – qu’ils soient élus, législateurs ou des acteurs du secteur privé. Les élections donnent l’occasion aux citoyens de voter, mais cela ne revient pas à leur donner une emprise, et signifie encore moins que les voix qui s’expriment soient entendues.

Le cas de Flint n’est pas seulement un signal d’alarme pour la démocratie américaine, mais également un rappel brutal de la nécessité d’une meilleure gouvernance dans le monde entier. Lorsque les efforts de réduction des coûts débouchent sur une eau courante qui ne répond même pas aux normes sanitaires de base, le « gouvernement pour le peuple » est sérieusement en perte de vitesse.

Comme l’a démontré le prix Nobel d’économie Elinor Ostrom, les gens ordinaires sont capables de partager les ressources et d’éviter la tragédie des biens communs. Mais il revient impérativement à ceux qui contrôlent les ressources essentielles de mener une action, pas à ceux qui en ont besoin. Pour que le problème d’une distribution équitable soit résolu, les autorités doivent assumer leurs responsabilités envers les citoyens, ce qui signifie les écouter, en tirer des enseignements et en fin de compte prendre la tête des efforts pour le résoudre.

Par Katharina Pistor

Traduit de l’anglais par Julia Gallin

 

Katharina Pistor est professeur de droit à la faculté de droit (Columbia Law School) de l’université Columbia et co-auteur de Governing : Access to Essential Resources.

 

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