Paris Match - Le chef du groupe État islamique au Grand Sahara avait été désigné cible numéro 1 de l’opération Barkhane. On lui imputait la mort de 2 000 à 3 000 civils parmi lesquels les six travailleurs humanitaires français de l’association Acted et leurs deux guides, abattus le 9 août 2020 à Kouré (Niger).
Un an et huit jours plus tard, le 17 août 2021, al-Sahraoui était neutralisé. Une traque haute définition. Pendant près de deux ans, la Direction du renseignement militaire a mené une enquête minutieuse pour décimer le commandement de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS). Niamey, le 17 août.
À 3 heures du matin ce mardi, le tarmac de l’aéroport s’est enfin refroidi. Il faut toujours attendre la nuit pour que la température passe sous les 30 °C.
Dans l’un des bâtiments préfabriqués qui longent les pistes, la clim continue de tourner à fond. Le commandant Christophe, les yeux rivés sur son écran, suit une tache à peine plus grosse qu’un arbuste : une moto dont les mouvements lui paraissent suspects.
« Au début de Barkhane, en 2015, les combattants étaient faciles à identifier, raconte le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire. Les mitrailleuses étaient montées sur les pick-up et les combattants portaient leur kalachnikov dans le dos, en évidence. Ensuite, certains ont “désilhouetté” leur profil en plaquant leur arme le long du réservoir de leur moto, d’autres se déplaçaient les mains vides, de cache en cache. »
Ce n’est pas le cas des deux motards. Non seulement ils sont armés, mais ils portent veste de combat et rangers. Leur véhicule, camouflé, roule au pas. À chaque arrêt, d’autres hommes armés viennent saluer le passager. Le commandant Christophe ne connaît pas son identité mais il ne doute pas de son importance. Pour le comprendre, il faut rembobiner le film et revenir dix-huit mois en arrière.
« Tout a commencé en janvier 2020 », révèle une source du renseignement militaire. Lors du sommet du G5 Sahel à Pau, le président Macron a fixé une nouvelle priorité à l’opération Barkhane : la lutte contre l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), deuxième groupe terroriste de la région derrière le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans du Touareg Iyad Ag-Ghali, affilié à Al-Qaïda.
« L’EIGS est, précise Macron, responsable des attaques les plus atroces » qui, pour la plupart, sont perpétrées à l’intérieur d’un fuseau horaire qui englobe le centre du Mali, le Burkina et le Niger. Un peu vaste pour dénicher Adnan Abou Walid al-Sahraoui et ses lieutenants…
Chacun sait qu’« Awas » – son surnom ; son vrai nom est Lehbib Ould Ali Ould Saïd Joumani – vit chichement et se déplace sans escorte sur ce territoire immense. Le chef de l’EIGS est né au Sahara occidental en 1973. Il est, comme Oussama Ben Laden, le rejeton d’un clan fortuné et éduqué. Son oncle Khatri Ould Saïd Joumani a signé avec le roi Hassan II l’accord qui lie le Sahara occidental au Maroc où sa famille compte représentants politiques et riches entrepreneurs. Un autre oncle décrit Lehbib en séducteur et en lettré, jusqu’à un séjour en Algérie. « Après, on a vu débarquer un solitaire ; les seuls mots qui sortaient de sa bouche étaient des prêches de l’islam radical. »
Le jeune Sahraoui a été embrigadé dans le Groupe salafiste pour la prédication et le combat. Il y a côtoyé Mokhtar Belmokhtar, le djihadiste-trafiquant rendu célèbre pour avoir provoqué, en 2000, l’interruption du rallye Paris-Dakar ; exploit renouvelé huit ans plus tard et qui aboutira à l’annulation de la course.
En 2009, on retrouve Awas au côté de Belmokhtar dans le Sud algérien. Sous l’enseigne d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), ils commettent prises d’otages et attaques en série. Leur terrain de chasse : le Sahel. Les deux complices participent ensuite à la création du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest et conquièrent la ville de Gao, au Mali. Ils en sont repoussés par l’opération Serval, en 2013. Awas se retranche dans le Sud algérien tandis que Belmokhtar part en Libye.
La scission va s’opérer deux ans plus tard. En 2015, Awas refait surface sous la bannière de l’État islamique au Grand Sahara. Après des déclarations contradictoires, Belmokhtar fait savoir qu’il demeure fidèle à Al-Qaïda. Les deux hommes sont désormais ennemis mortels car, au Sahel comme au Levant, les deux organisations se livrent une guerre sans merci. Les partisans d’Awas se distinguent par leur cruauté à l’encontre des militaires nigériens, maliens, de groupes armés touareg. Ce sont eux qui mènent l’embuscade de Tongo Tongo, dans l’ouest du Niger, qui coûte la vie à quatre militaires américains.
Lorsque Emmanuel Macron les désigne, en janvier 2020, comme la nouvelle « priorité » de Barkhane, les officiers français sont déjà mobilisés. Une importante opération de renseignement est lancée. Arrestations, écoutes, récupérations de documents. L’organisation est passée au peigne fin. Mais, le 9 août, un nouvel attentat est commis contre la France : six employés de l’association humanitaire Acted sont abattus par balles ou égorgés, ainsi que leurs deux guides. Un massacre revendiqué par l’État islamique. Selon un officier de la Direction du renseignement, le périmètre du sanctuaire de l’EIGS est clairement identifié en mars 2021. L’escadrille 1/33 Belfort, basée à Niamey, y envoie ses drones jour et nuit, mais l’armée française attendra la saison des pluies, qui ralentit les mouvements, pour harceler les chefs terroristes. Dès lors, les têtes de l’EIGS vont tomber une à une.
Le 11 juin, un ancien cadre de l’EIGS, Abou Dardar, est capturé. Il faisait partie de la centaine de prisonniers libérés par les autorités maliennes en échange de deux otages : l’ancien Premier ministre malien, Soumaïla Cissé, et l’humanitaire française Sophie Pétronin. Le 15 juin, c’est le chef de la fraction daoussahak, une ethnie d’Afrique de l’Ouest, qui est abattu et un cadre mauritanien est fait prisonnier. Le 11 juillet, les forces armées nigériennes visent deux importants cadres logistiques. Puis, lors d’un interrogatoire, des prisonniers dessinent un plan permettant de retrouver le campement d’un chef de l’EIGS, qui, durant l’intervention des forces à terre, le 21 juillet, réplique en ouvrant le feu. Celui-ci n’est autre que le successeur désigné par Awas pour prendre la tête de l’organisation. Il sera capturé avec le chef religieux de l’EIGS et laissera derrière lui des téléphones et une clé USB avec ses listings et des comptes.
Deux semaines plus tard, le 9 août, le président Macron et le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian adressent des SMS de soutien au directeur général de l’association Acted. Ils lui rappellent ainsi qu’ils n’ont rien oublié de l’attentat qui, l’année précédente, a fait huit morts. Puis, le 12 août, c’est au tour de « deux membres de l’environnement proche d’Awas » d’être arrêtés. L’étau se resserre. À chaque fois, les militaires français ont récupéré des éléments qui confirmaient que l’organisation était « fortement déstructurée et affaiblie ». « Certaines têtes sont difficiles à remplacer, développe notre source du renseignement. Il faut parfois trois personnes pour se substituer à une seule. » Plus nombreux, moins expérimentés, les nouveaux chefs oublient de prendre les précautions d’usage. Ils commettent des erreurs et multiplient les massacres.
Cette nuit du 17 août, le commandant Christophe tient enfin Awas au bout de son drone. Mais il n’en a pas la certitude. Les chefs ne sont plus nombreux. Reclus dans cette forêt dont ils peuvent difficilement s’extirper, ils sont aux abois. À 3 000 kilomètres, au QG de l’opération Barkhane à Ndjamena (Tchad), les informations sont reçues et décortiquées en temps réel. Une patrouille de Mirage 2 000 décolle de la base de Niamey, au Niger, tandis qu’à Gao, au Mali, une unité de commandos s’apprête à embarquer dans un hélicoptère Caïman. L’objectif est encore en cours de « caractérisation », terme consacré dans le jargon militaire pour désigner « la procédure qui permet de déclencher une frappe sur un objectif clairement identifié », décrypte un gradé.
La moto s’arrête, un drone stationné au-dessus de la forêt de Tin Agarof va la désigner aux Mirage 2 000 par un rayon laser. Mais soudain elle repart. Procédure annulée. « Les deux passagers ont fait un repositionnement tactique », dit le commandant Christophe. Traduction : ils ont déplacé leur engin de quelques mètres pour éviter d’être pris pour cible. L’échéance n’en est que repoussée. Il est aux alentours de midi quand une bombe souffle la cible – huit jours après le triste anniversaire de l’attentat contre Acted. « Une minute après, deux motos se sont exfiltrées », rapporte le commandant Christophe. Des villageois se pressent sur le lieu de l’impact.
Lorsque l’hélicoptère Caïman approche de la zone, la foule est trop compacte : il y a des femmes, des enfants, de nombreux combattants. Les commandos font demi-tour. Ils réapparaissent plus tard, de nuit, pour infiltrer ce territoire EIGS. Évoluant, selon le commandant Sylvain, au sein d’une « végétation dense et verdoyante » sur « un sol gorgé d’eau », ils neutralisent des assaillants et capturent un cadre de l’EIGS. Ils n’arriveront pas à récupérer les échantillons d’ADN pour identifier la cible abattue, mais les écoutes sont formelles : l’État islamique au Grand Sahara a perdu son chef.
Relayée sur les réseaux sociaux, la nouvelle est accueillie avec soulagement par les Forces armées maliennes et nigériennes comme par la communauté touareg qui n’a pas oublié la décapitation d’Ag Youssouf, le maire d’une commune proche de Gao. Dans les arcanes du pouvoir malien, la réaction n’est pas aussi limpide. À Bamako, ce succès militaire est rarement évoqué. Et le Premier ministre, Choguel Maïga, profite de la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies pour accuser la France d’« abandon en plein vol », car les effectifs de l’armée française au Sahel vont diminuer progressivement pour passer de 5 100 à 3 000 soldats environ, même si la mission antiterroriste se poursuit avec les partenaires clés : les États-Unis et le Niger.
En réalité, depuis son coup d’État d’août 2020, la junte militaire s’est tournée vers la Russie, qu’elle juge moins exigeante que la France quant au respect des échéances électorales.
À Paris, les militaires se réjouissent d’avoir accompli leur mission, sans crier victoire. Ils sont concentrés sur l’étape d’après. « La menace ne va pas s’estomper ou disparaître », indique notre source à la Direction du renseignement militaire où l’on a déjà constaté une recrudescence de l’activité des combattants de l’EIGS ailleurs dans le pays. Le clan Sahraoui a, ou aura, des successeurs. « Nous avons gagné une bataille, mais la guerre continue. »
Par François de Labarre