Mondafrique - Dans un texte fort bien argumenté, Mahmoud Mohamed Salah, Professeur, agrégé des Universités, avocat au Barreau de Nouakchott, propose d’en finir avec les paradigmes de l’après-guerre froide à l’occasion du retrait américain d’Afghanistan.
En 1992, le politiste américain, Francis Fukuyama, publiait son livre, « La fin de l’Histoire et le dernier Homme » qui devait marquer l’émergence d’un nouveau paradigme des relations internationales, d’autant plus séduisant qu’il était en totale adéquation avec la configuration du Nouvel Ordre mondial qui s’édifiait sur les cendres de l’Empire soviétique.
L’Occident, vainqueur par KO
Vainqueur par K.O. de la guerre froide, l’Occident pouvait désormais mondialiser ses valeurs : démocratie libérale, économie de marché, droits de l’homme.
Revendiquant par l’intermédiaire d’Alexandre Kojéve sa filiation hégélienne, F. Fukuyama est venu à point nommé donner à cette victoire de l’Occident la caution scientifique et philosophique qui transformait son modèle idéologique en paradigme au sens de Thomas Kuhn et en mythe au sens sorélien du terme.
Si le moteur de l’Histoire est, comme le soutenait Hegel, « la lutte pour la reconnaissance », le triomphe de la démocratie libérale signifiait alors nécessairement la Fin de l’histoire, car c’est le triomphe du régime politique qui permet à l’homme de satisfaire « son thymos ou désir de reconnaissance », tout en lui apportant, grâce au versant économique du libéralisme, « l’abondance matérielle qui couronne son travail pour dominer la nature ». La fin de l’histoire n’est toutefois pas celle de l’histoire événementielle, ni même, pour le moment, celle de tout conflit car les peuples ne se trouvant pas tous dans le même wagon « démocratie », la survenance de conflits résiduels ne peut être exclue.
Elle s’entend seulement du « point final de l’évolution idéologique de l’humanité » ou si l’on veut, l’avènement du mode de gouvernement qui porte à leur plus haut niveau, les principes et les formes d’organisation sociale auxquels l’humanité « ne saurait trouver une alternative rationnelle ».
En dépit des critiques dont elle a fait l’objet, cette thèse a reçu un large écho dans les milieux universitaires et dans les centres de décision des grandes puissances occidentales, en particulier auprès de l’administration américaine. A son actif, on relèvera qu’elle a accompagné et encouragé le mouvement d’extension de la démocratie et celui de l’internationalisation des droits de l’homme, au tournant des années 1990. A son passif, on soulignera qu’elle a réveillé la malédiction atavique qui pèse sur le droit international depuis ses origines, en accentuant son caractère asymétrique.Débarrassé du contrepoids que constituait le bloc soviétique, l’Occident a utilisé l’arme du droit pour frapper et sanctionner ses ennemis, rangés dans la catégorie des « rogue state », tout en fermant les yeux sur les écarts de ses amis ou alliés.
Le choc des civilisations
Ce double standard a été favorisé par l’ascension d’un autre paradigme a priori concurrent de celui de la fin de l’histoire, le paradigme du choc des civilisations, popularisé par Samuel Huntington, dans un livre dont le titre annonce la couleur, paru, d’abord, en anglais, en 1996, puis en français, en 1997. Au cœur de ce paradigme, il y a l’idée que le monde bipolaire n’a pas cédé la place à un ordre unipolaire caractérisé par la victoire définitive de l’Occident et de ses valeurs mais à un monde multipolaire composé de civilisations différentes et en antagonisme permanent.
Une civilisation se définit selon l’auteur par plusieurs éléments, au premier rang desquels se situe la religion mais qui incluent aussi la langue, l’histoire, les institutions et la culture au sens large, le tout dessinant une façon spécifique de voir la vie, en ce compris, la manière de concevoir et de résoudre les conflits.
À partir de là, Samuel Huntington identifie huit civilisations (occidentale, slave, orthodoxe, islamique, africaine, hindoue, confucéenne, japonaise et latino-américaine) qui seraient, aujourd’hui, en compétition, celle-ci pouvant à tout moment déboucher sur des guerres. Mais souligne-t-il, à la différence des guerres passées, comme celles qui opposaient les Princes entre eux ou les Nations entre elles ou celle qui, au XXe siècle, a mis aux prises le Capitalisme et le Communisme, guerre entre idéologies rivales, les guerres de civilisation en ce qu’elles mettent en jeu l’identité du groupe conduise à l’enfermement des individus et des collectivités humaines. On peut changer de nationalité, d’idéologie et même de classe sociale. Mais on ne change pas de civilisation.
Le conflit serait donc l’horizon indépassable du monde de l’après-guerre froide dans lequel les différences entre civilisations se sont substituées aux affrontements idéologiques.
Opposition des paradigmes
Il est d’usage d’opposer ces deux paradigmes, les premières salves contre la thèse de la « fin de l’histoire ayant été tirées par l’auteur du choc des civilisations, pour qui, l’idée « d’une civilisation universelle » est absurde, moquant et raillant au passage ce qu’il appelle « la civilisation de Davos » qui ne concernerait que l’élite mondialisée.
Autant le paradigme de la Fin de l’Histoire propose une grille de lecture optimiste, donnant à voir une société internationale en voie de pacification définitive par les vertus de la démocratie et du libre échange, autant celui du choc des civilisations postule le caractère indépassable des conflits dans le Nouvel Ordre mondial.
Pourtant, lorsqu’on revient aux sources directes des deux thèses, c’est-à-dire aux ouvrages des deux auteurs et non pas aux résumés synthétiques qui en sont généralement faits, on s’aperçoit que l’antinomie n’est pas n’est pas aussi radicale qu’on voudrait le présenter, en particulier, pour ce qui concerne le cas de l’Islam. Ainsi, F. Fukuyama souligne dans son best-seller que « seul l’Islam doté de son propre système idéologique, de son propre code de moralité et de sa propre doctrine de la justice sociale oppose encore dans les contrées qui ont été islamisées à leur début » une résistance à l’accomplissement de la fin de l’histoire. De son côté, Samuel Huntington considérait que si les civilisations sont dans une situation d’antagonisme, l’antagonisme irréductible est celui qui naît des rapports entre l’Occident et l’Islam, l’incompatibilité entre les deux civilisations tenant à une série de facteurs, dont, selon lui, le peu d’affinité des la culture islamique avec la démocratie et sa propension à privilégier la violence comme mode de règlement des conflits. L’auteur suggère au monde occidental dominant mais en recul de défendre sa civilisation contre l’Islam (ou contre l’alliance « confucéo-islamique ») dominé mais en voie d’expansion.
Panachage des paradigmes
Si cette thèse a été très largement critiquée dans les milieux universitaires, notamment en raison de ses faiblesses méthodologiques, patentes dans la définition et la classification des civilisations, les attentats du 11 Septembre 2001 qui ont frappé le Pentagone et emporté les Tours jumelles de Manhattan ont été l’illustration de « la prophétie auto-réalisatrice » dont le choc des civilisations avait besoin pour inspirer les décideurs politiques.
Mis en œuvre par une organisation terroriste se réclamant de l’Islam et entraînant la mort en direct de plus de 3.000 civils dans des conditions insoutenables, ces attentats ont, par leur horreur et leurs retombées, créé une onde de choc dont les conséquences continuent de se faire sentir à l’échelle du monde dans son ensemble.
En pleine ascension sous l’administration de G. W. Bush, les néo-conservateurs, en jonction avec la droite évangéliste, se sont emparés de la forte émotion suscitée par ces attentats, utilisant dans un panachage inédit les deux paradigmes pour engager les Etats-Unis dans une guerre globale contre le terrorisme qui a pu insensiblement glisser, malgré quelques précautions oratoires, vers une guerre de civilisations impliquant le remodelage des régimes politiques et des institutions dans certains Etats islamiques.
Dévoiement du droit international
Deux conséquences en ont résulté. La première, immédiate, en fut le dévoiement du droit international mais les réalistes y verront seulement le dévoilement de sa véritable nature.
Dès le lendemain du 11 Septembre 2001, les USA ont lancé l’opération « Justice sans limite » finalement rebaptisée « Liberté Immuable », en se fondant sur le droit naturel de chaque Etat à se défendre en cas d’agression armée, droit subsidiaire réaffirmé par la Charte onusienne (article 51), étant précisé que celle-ci prévoit également une autre voie licite d’usage de la force, celle qui implique le Conseil de Sécurité, agissant en vue du maintien de la paix et de sécurité internationales (Chapitre VII) ; voie que les Etats-Unis n’ont pas voulu emprunter, sans doute pour rester l’Unique maître de leurs décisions et des opérations menées.
Le problème est que, comme l’ont soulevé de très bons juristes, la licéité du recours au droit naturel de légitime défense était, en l’espèce, plus que discutable, non seulement parce que l’agression armée dont les Etats-Unis avaient été victimes n’était pas, semble-t-il, imputable à l’Etat afghan, lui-même, mais surtout parce que les buts de l’opération « Liberté Immuable » tels que déclinés par les Autorités américaines excédaient de loin ceux qu’autorise la riposte légitime à une agression armée. Il ne s’agissait pas, en effet, uniquement, de détruire l’infrastructure terroriste de l’organisation Al-Qaïda en Afghanistan ou de capturer et de juger les auteurs intellectuels des attentats mais ni plus ni moins que de renverser le régime des Taliban, d’établir sur cette base « un nouveau régime au sein duquel il n’y aurait aucune place pour les Taliban » et « de protéger les peuples de la région ». Or ces derniers buts ont moins à voir avec le droit naturel de légitime défense tel que définit par le droit international coutumier qu’avec les concepts en grâce auprès des néo-conservateurs, comme celui de la guerre préventive ou celui du « state building ».
Cette tendance à interpréter le droit international selon les objectifs que l’on a en vue, s’est manifestée avec plus d’éclat, encore lors l’invasion de l’Irak, en 2003.
L’Irak de Saddam Hussein pouvait être accusé de tout sauf de complicité avec Al-Qaïda. C’était certainement une dictature mais une dictature laïque et qui avait été pour l’essentiel désarmée par la Coalition qui avait libéré le Koweït, en 1991. La décision de l’envahir ne pouvait s’adosser sur aucune règleni sur aucun principe de droit international. Elle s’apparente à l’acte gratuit du héros du célèbre roman d’André Gide, « Les Caves du Vatican » qui, pour se prouver qu’il est entièrement libre, décide de commettre un acte sans mobile, sans motif, en précipitant dans le vide de la nuit son compagnon de train, vieillard inoffensif qui ne lui avait aucun mal. Il semble que l’administration américaine ait pris cette décision sur le Conseil de l’orientaliste B. Lewis qui, consulté par elle sur la meilleure réaction à avoir vis-à-vis du monde musulman à la suite des attentats du 11 Septembre, lui aurait suggéré « d’attaquer et de détruire un pays arabe pour l’exemple ». Il s’est donc agi d’une guerre d’agression que les Etats-Unis n’ont pas soumise à l’autorisation du Conseil de Sécurité en raison de la résistance courageuse de la France qui avait menacé d’user de son droit de véto. L’agression restera cependant impunie car, d’une part, la Cour suprême américaine soustrait, à travers « la doctrine des questions politiques », la politique et les activités extérieures du gouvernement fédéral à tout contrôle juridictionnel et, d’autre part, le Conseil de Sécurité a rapidement donné a posteriori son aval à l’occupation du pays puis au gouvernement installé par la Puissance occupante, s’inclinant in fine devant le rapport de force.
Exacerbation des conflits
La deuxième conséquence, aux antipodes des buts affirmés, a été une exacerbation des conflits avec une explosion des mouvements extrémistes, armés ou non, dans toutes les aires culturelles, les zones de contact, en Afrique, en Asie et même en Europe, se transformant progressivement en zones de fracture avec des crispations identitaires dans lesquelles le poids du religieux est prédominant.
Alors qu’il se voulait seulement une grille de lecture réaliste du nouvel état des relations internationales avec l’objectif de mieux comprendre la nature des guerres nouvelles pour en limiter la propagation, le paradigme du choc des civilisations a eu pour effet d’alimenter ces guerres.En focalisant le discours sur les fractures religieuses et les dangers que présente en particulier l’Islam pour l’Occident, il incite les non-musulmans à voir en tout musulman un ennemi potentiel (d’où les progrès de l’extrême droit en Europe), ce qui, réciproquement, conduit les musulmans à se sentir indexés, stigmatisés et donc assiégés. Or, c’est exactement l’effet recherché par les mouvements extrémistes qui se réclament de l’Islam.
Les opérations de « nation building » plus directement inspirées du paradigme de la Fin de l’Histoire ont conduit aux mêmes conséquences.
L’invasion puis l’occupation de l’Irak ont entraîné, côté irakien, plusieurs centaines de milliers de morts (civils et militaires) et plus de deux millions d’Irakiens réfugiés à l’étranger ; et, du côté américain, environ 4.500 soldats morts et plus de 32.000 blessés. Quant au coût financier de l’opération, le Prix Nobel d’Economie J. Stiglitz l’évaluait déjà, en 2008, 3 ans avant le retrait américain, à 3.000 milliards de dollars !
Incompréhensible gâchis
Cet argent n’a manifestement pas servi à solidifier l’Etat irakien, puisqu’aussitôt après le retrait américain, en 2011, celui-ci s’est trouvé écartelé entre les milices chiites pro-iraniennes qui avaient remplacé de fait l’armée irakienne, dissoute par les Etats-Unis, et les organisations terroristes qui ont essaimé à la faveur du départ des soldats américains.
La suite est connue : création et expansion rapide de l’Etat Islamique (E.I.) et retour, en 2014, des Etats-Unis pour le combattre.
Si l’E.I. a été semble-t-il vaincu en Irak, le pays n’a toujours pas retrouvé le chemin de la cohésion nationale ni même celui de l’intégrité territoriale effective. La guerre civile toujours béante entre Sunnites et Chiites, l’infiltration de l’armée par les milices pro-iraniennes, la situation du Kurdistan,abandonné aux incursions de l’armée turque, renvoientl’image d’un pays à l’avenir incertain. Le nouveau départ des forces américaines annoncé par Joe Biden n’est pas de nature à lever les incertitudes en la matière.
Quant au retrait américain d’Afghanistan, il suffit de rappeler que l’un des buts officiels de l’opération « Liberté Immuable » était de chasser les Talibans du pouvoir et d’installer un régime politique respectueux des droits humains. Or, après une présence de vingt ans et l’injection de 2.000 milliards de dollars – et on ne prend pas ici en compte l’effort financier européen – dans l’une des plus grandes opérations de « State building », les Etats-Unis se retirent dans le désordre et sous pression des attentats de l’E.I. en laissant le pouvoir aux… Talibans !
Quels qu’en soient les motifs réels – souci de retirer les Boys d’une région où les intérêts vitaux des USA ne sont pas en jeu ou redéploiement stratégique illustrant le déplacement du centre d’intérêt de l’Amérique vers « l’Indo-pacifique » pour mieux faire face au rival chinois – ce départ chaotique traduit l’épuisement des guerres préventives engagées par la première puissance mondiale pour conjurer les risques de conflits dans le contexte de l’après-guerre froide.
Leçons à tirer
Plusieurs leçons peuvent en être tirées.
La première leçon est qu’il faut en finir avec les paradigmes qui, sous couvert de science, ne sont que des constructions idéologiques qui donnent une vision orientée et déformée des relations internationales tout en poussant au remodelage de ces relations en fonction de cette vision.
Dans le domaine des sciences sociales – et c’est l’une de leurs différences avec les sciences de la nature – l’idéologie n’intervient pas seulement a postériori pour influencer l’utilisation des résultats de la recherche. Elle s’insinue déjà dans la construction de la problématique, dans l’élaboration des concepts et des hypothèses et bien évidemment dans l’esquisse des solutions. Réévaluer, chaque fois, ses propres présupposés idéologiques et axiologiques est un devoir éthique pour tout chercheur des sciences sociales.
Les auteurs des deux paradigmes précités, obsédés, chacun à sa manière, par le maintien de la suprématie américaine n’ont pas beaucoup sacrifié à ce devoir éthique même s’il faut préciser, à leur décharge, qu’ils ont tous les deux critiqué la guerre d’Irak de 2003. Mais comme le souligne E. Morin, sur le plan des idées, l’histoire fournit de nombreux exemples « où les effets d’une action dépasse les intentions de celui qui déclenche cette action… », citant, entre autres, l’exemple des révolutionnaires français de 1789 dont aucun ne réclamait, au moment de la Révolution, la substitution de la République à la royauté, le régime républicain s’étant imposé à la suite d’un enchaînement d’évènements imprévus (fuite du Roi, Déclaration de guerre à la France révolutionnaire, complicité, arrestation, jugement et exécution du Roi, etc.).
La deuxième leçon est qu’il faut renoncer au remodelage des régimes politiques par la force ou par l’imposition d’élites déconnectées des réalités sociales. Il faut plutôt privilégier le renforcement des capacités institutionnelles des Etats existants et utiliser le dialogue pour faire progresser la démocratie et les droits humains, tout en aidant au développement économique et à la bonne gouvernance car il est vain d’espérer des avancées durables en matière de démocratie politique si un pays fait du surplace en matière de développement économique et social et si sa gouvernance est déficiente.
L’expérience américaine en Afghanistan montre à qui pouvait en douter que l’on peut injecter des centaines de milliards de dollars sans résultat aucun si la corruption n’est pas sérieusement jugulée et, de façon générale, si le mode de gouvernance n’est pas profondément revu.
La troisième leçon est qu’il faut en finir avec l’idée que le terrorisme peut être éradiqué uniquement grâce à la détermination politique des Etats et au recours à la force. Ces conditions sont nécessaires mais non suffisantes. Le terrorisme ne surgit pas de nulle part. Il faut en comprendre les causes afin d’agir sur elles de manière efficace.ES’agissant, en particulier, du terrorisme se réclamant de l’Islam, il faut en finir avec toute idée de responsabilité collective des musulmans pour les actes commis par tel ou tel groupe extrémiste et avec le cliché simplificateur de l’inévitable guerre des civilisations.
La quatrième leçon est qu’il faut réhabiliter l’ONU, son système de sécurité collective et, de façon générale, privilégier le multilatéralisme comme cadre et comme méthode d’approche de problèmes d’une société internationale qui, quoique travaillée par des tensions et des contradictions diverses, est de plus en plus sensible à l’interdépendance de ses membres.
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