La détérioration de la sécurité au Sahel (essentiellement au Mali, au Burkina et au Niger), relatée par les médias, me laisse sans voix et terriblement inquiet sur les risques de contagion régionale. Tandis que les événements dramatiques se multiplient, la crise est en passe de changer de nature et la situation en train de nous échapper.
Les rivalités interethniques – intercommunautaires disent les chercheurs – pourraient exploser à grande échelle. Les bilans sont désormais de plusieurs dizaines de tués à chaque attaque ou acte de représailles. Il s’agit sans ambiguïté d’affrontements entre groupes ethniques sur fond de vengeances incessantes. L’Etat, dans tous les cas, est de plus en plus absent. Les forces armées locales sont incapables d’assumer l’ordre où que ce soit, qu’elles soient présentes ou non sur le lieu des attaques. Pire, quand les forces locales sont présentes, elles ont pu donner le sentiment d’être impliquées dans les violences d’une façon ou d’une autre.
De plus, la communauté internationale, quoique très présente dans toute la zone (Alliance Sahel, Opération Barkhane, dispositif du G5 Sahel, Minusma, EUTM Mali, EUCAP Mali, EUTM Niger…), est étrangement silencieuse et semble en incapacité d’imaginer des réponses à hauteur de ce phénomène. Ce ne sont pourtant pas les moyens humains, techniques et surtout financiers qui manquent au regard des montants astronomiques promis régulièrement à l’issue des grands rassemblements internationaux des acteurs en charge de gérer la crise. Plus de 5 000 soldats sont mobilisés dans le cadre de la force G5 Sahel auxquels il convient d’ajouter les troupes des armées nationales (plusieurs milliers d’hommes par pays), les 4 500 militaires de Barkhane, les 500 instructeurs des missions européennes de formation EUTM, les 12 500 casques bleus, 1 900 policiers et 1 400 civils déployés au titre de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (Minusma).
Les pogroms se rapprochent dangereusement des frontières du Togo, du Bénin, du Ghana, de Côte d’Ivoire et de Guinée, qui au train où vont les choses, ne vont pas tarder à subir, eux aussi, les effets de ces violences intercommunautaires
Par ailleurs, les autorités politiques locales sont étrangement silencieuses, comme si elles n’étaient pas concernées, si ce n’est pour… constater ces drames. La lutte pour le contrôle des trafics en tous genres, juteux et lucratifs, exacerbe en sous-main la situation et galvanise les appétits des uns et des autres. Ce qui peut expliquer le silence coupable de certaines autorités impliquées qui n’ont aucun intérêt à voir bouger les choses. Aucun mécanisme de prévention digne de ce nom n’a vu le jour pour tenter d’appréhender le phénomène. Aucune action curative n’a été imaginée pour tenter de désamorcer, même localement, l’engrenage qui se met en route.
Enfin, les pogroms se rapprochent dangereusement des frontières du Togo, du Bénin, du Ghana, de Côte d’Ivoire et de Guinée, qui au train où vont les choses, ne vont pas tarder à subir, eux aussi, les effets de ces violences intercommunautaires. Les zones boisées et la porosité des frontières du Nord du Ghana, du Togo, du Bénin et de la Côte d’Ivoire pourraient devenir de nouveaux sanctuaires pour les terroristes qui n’hésiteront pas à réactiver des conflits ancestraux entre communautés, comme au Mali et au Burkina Faso. En Guinée, des politiques s’appuient sur les rivalités intercommunautaires à des fins électoralistes.
Cécité des acteurs. Les pays de la région et leurs partenaires ont-ils saisi l’ampleur du changement qui s’opère en ce moment ? Car les observateurs attentifs admettront avec moi que le phénomène actuel ne se limite pas aux seules communautés des Peuhls et Dogons. D’autres affrontements intercommunautaires (Peuhls-Malinkés en Guinée, Malinkés-Krou ou Malinkés-Akan en Côte d’Ivoire…) sont susceptibles d’éclater. Au-delà du rapport des faits effroyables se déroulant sur le terrain, qui évoque les pogroms à venir ? Qui les dénonce ? Qui propose des réponses ?
La fatalité n’est pas une option. N’a-t-on rien appris du passé ? Comment ne pas comprendre que l’ampleur des contentieux passionnels qui s’accumulent complique un peu plus la situation à chaque événement. Contrairement à ce que dit le vieil adage, le silence, en l’occurrence, n’est pas d’or. Il est consternant, inadmissible, révoltant. Au train où vont les choses, il faut s’attendre, dans le meilleur des cas, à une situation à la « centrafricaine » avec un pays (voire une zone sud-sahélienne) livré aux seigneurs – ou plutôt saigneurs – de guerre qui se seront imposés par la force avec leurs milices et régneront en maîtres absolus dans les fiefs qu’ils se seront taillés. Et, dans le pire des cas, à une situation à la « rwandaise », un génocide à grande échelle où chaque ethnie massacrera l’autre à qui mieux mieux.
Dans les deux cas, les conséquences seront bien sûr épouvantables, et pas seulement dans l’aire mortifère concernée par les massacres. Dans un plan régional très élargi, des déplacements gigantesques de populations désemparées et déboussolées sont à prévoir.
Dérapages. C’est un fait, la situation sécuritaire est en train de lourdement déraper, changeant progressivement la nature du conflit. Je veux croire que les acteurs en charge de gérer la crise dans la zone ont perçu le danger, mais curieusement, comme à son habitude, la communauté internationale constate, déplore, dénonce les faits passés… mais aucune action n’est proposée pour tenter de prévenir le dérapage à grande échelle qui nous attend.
L’expérience de la gestion des crises, en Côte d’Ivoire, en Guinée, en Bosnie, à Madagascar, en Centrafrique, au Tchad ou à Djibouti montre que l’immobilisme engendre la mort. Or, quelle que soit la situation, il y a toujours les voies et moyens d’agir. Seule l’action concrète, l’action réfléchie, l’action organisée, et surtout l’action immédiate, prévoyant des objectifs de très court terme modestes, de moyen terme plus ambitieux, et de long terme à portée nationale et régionale, serait de nature à contrecarrer le grand malheur qui se prépare sous nos yeux.
Il est urgent de lancer des actions concrètes visant à contribuer à restaurer la confiance des communautés, à occuper les esprits, à procurer localement un tout petit peu de mieux-être, à réconcilier durablement…
Il faut maintenir ensuite le mouvement de façon mécanique et l’accompagner médiatiquement. Praticien de la gestion des conflits, j’ai utilisé cette méthode à plusieurs reprises en situation de crise, en Guinée et en Côte d’Ivoire notamment.
Cette méthode requiert quand même quelques conditions impératives, dont la toute première est la prise de conscience collective de ce qui nous attend sans réponse proposée. Entendons-nous bien, quand je parle de prise de conscience collective, j’évoque bien tous les acteurs, en Afrique, en Europe, à l’ONU… Chacun doit être persuadé du risque pris à ne rien faire.
Démantèlement des milices. D’autres conditions sont nécessaires, et notamment une volonté politique inébranlable de changer les choses, des acteurs locaux mobilisés, motivés qui s’emparent de la gestion des actions, des moyens financiers à la hauteur (en l’occurrence, un centième des enveloppes annoncées pour la zone par les différents contributeurs devrait largement couvrir les besoins). Avec un dixième du budget annuel de la Minusma, qui se monte à plus d’un milliard d’euros par an, on pourrait financer toutes les actions de court terme.
Enfin, et comme quoi il ne faut pas toujours désespérer, j’ai relevé récemment quelques propositions émanant d’un chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM, Université Bordeaux Montaigne), Boubacar Haïdara, pour « enrayer la spirale de la violence dans le centre du Mali » :
- Un démarquage total de l’Etat des groupes armés communautaires incontrôlables et aux activités répréhensibles, et leur désarmement voire leur dissolution pure et simple ;
- Une fermeté affichée de l’Etat vis-à-vis des prévarications des militaires (obligation pour eux de répondre à l’appel des communautés dans le besoin), et vis-à-vis de ceux coupables d’exactions extrajudiciaires. L’Etat devra, en outre, identifier, appréhender et punir les auteurs de crimes afin de combattre l’impunité qui a fortement contribué à l’expansion du niveau des violences sur le terrain ;
- La Minusma pourrait enfin concrètement s’investir de son rôle de protection des civils et de facilitation du dialogue entre les parties ;
- Des campagnes de sensibilisation inclusives, visant à faire évoluer les représentations qui aujourd’hui font systématiquement du Peul un jihadiste, pourraient être lancées par le gouvernement de Bamako. Cela demande aussi que les populations peules se désolidarisent des actes répréhensibles commis en leurs noms par certains des leurs, ou qui s’identifient comme tels, à l’exemple de la campagne « Not in my name » des musulmans de Grande-Bretagne contre l’État islamique.
L'Opinion (France)