NEW YORK – Don Quichotte combattait les moulins à vent. Le président américain Donald Trump lutte contre les déficits commerciaux. Si ces deux combats sont absurdes, Don Quichotte avait au moins le mérite de lutter avec idéalisme. Trump baigne pour sa part dans l’ignorance furieuse.
Il a été annoncé la semaine dernière que le déficit international des États-Unis en matière de biens et services s’était creusé jusqu’à atteindre 621 milliards $, malgré la promesse de Trump consistant à le réduire significativement au travers des politiques commerciales vis-à-vis du Canada, du Mexique, de l’Europe et de la Chine. Le président estime que le déficit commercial américain s’explique par les pratiques déloyales des concurrents des États-Unis. Trump a ainsi juré de mettre un terme à ces pratiques inéquitables, et de négocier des accords commerciaux plus justes auprès des pays concernés.
En réalité, le déficit commercial américain n’est pas un indicateur de pratiques déloyales de la part d’autres États, et les négociations menées par Trump n’inverseront pas la situation. Le déficit constitue davantage une mesure du déséquilibre macroéconomique, que les propres politiques du président américain – notamment la réduction d’impôts de 2017 – ont précisément exacerbé. La persistance du déficit – et plus encore, son creusement – était totalement prévisible pour quiconque a suivi des cours de première année en macroéconomie internationale.
Considérons qu’un individu perçoit un revenu X, et que ses dépenses s’élèvent à Y. Si l’ont assimile les revenus de cet individu à des « exportations » de biens et services, et ses dépenses à des « importations » de biens et services, il apparaît immédiatement évident que cette personne enregistrera un excédent d’exportations sur les importations si son revenu est supérieur à des dépenses. Par opposition, un déficit signifiera que cette personne dépense davantage que ce qu’elle perçoit en revenus.
Ceci vaut également pour une économie concernée par des recettes et des dépenses, dans le secteur public comme privé. Une économie enregistre un excédent de balance courante (la plus large mesure de sa balance internationale) lorsque le revenu national brut (RNB) est supérieur aux dépenses nationales, et au contraire un déficit lorsque les dépenses domestiques dépassent le RNB. Les économistes emploient le terme d’« absorption domestique » pour les dépenses totales, additionnant la consommation domestique et les dépenses nationales d’investissement. La balance courante peut ainsi être définie comme la balance du RNB et de l’absorption domestique.
Il est important de noter que l’excédent de revenus par rapport à la consommation équivaut à l’épargne domestique. Par conséquent, l’excédent de revenus par rapport à l’absorption peut être présenté comme l’équivalent de l’excédent d’épargne domestique par rapport à l’investissement national. Lorsqu’une économie épargne davantage que ce qu’elle investit, elle enregistre un excédent de balance courante ; lorsqu’elle épargne moins que ce qu’elle investit, elle présente un déficit de balance courante.
Notez que la politique commerciale est entièrement absente de l’équation. Un déficit de balance courante constitue une mesure purement macroéconomique : le manque d’épargne par rapport à l’investissement. Ainsi le déficit extérieur des États-Unis ne constitue-t-il en aucune manière, sous quelque forme que ce soit, l’indicateur de pratiques commerciales déloyales de la part du Canada, du Mexique, de l’Union européenne ou de la Chine.
Si Trump persiste à le penser, c’est par ignorance. Et si cette ignorance occupe une place centrale dans le discours public des États-Unis, c’est à cause d’un manque de courage de la part des conseillers de Trump (qui certes se retrouvent limogés lorsqu’ils tiennent tête au président), du Parti républicain, et des PDG américains (qui refusent de contrarier sa logique absurde).
L’Amérique est passée d’un contexte d’excédents de balance courante à une situation de déficits chroniques au début des années 1980, principalement en raison d’une succession de réductions d’impôts sous les présidents Ronald Reagan, George W. Bush, et Donald Trump. Les baisses d’impôts non accompagnées de réductions des dépenses publiques aboutissent à une moindre épargne publique. Une baisse de cette épargne peut être partiellement compensée par une hausse de l’épargne privée – par exemple lorsque les entreprises et les ménages considèrent les réductions d’impôts comme temporaires. Or, cette compensation s’avère en général incomplète. Les baisses d’impôts tendent par conséquent à réduire l’épargne domestique, ce qui en retour fait plonger un peu plus profondément la balance courante dans le déficit.
Les données de la Banque de réserve fédérale de Saint Louis révèlent que dans les années 1970, l’épargne publique américaine atteignait en moyenne -0,1 % du RNB, et l’épargne privée en moyenne 22,2 % du RNB. Aux trois premiers trimestres 2018, l’épargne publique américaine s’élevait à 3,1 % du RNB, l’épargne privée à 21,8 % du RNB, et par conséquent l’épargne domestique à 18,7 % du RNB. De son côté, la balance courante des États-Unis est passée d’un léger excédent de 0,2 % du RNB dans les années 1970 à un déficit de 2,4 % du RNB au trois premiers trimestres 2018.
En conséquence des réductions d’impôts appliquées aux États-Unis en 2017, l’épargne publique devrait tomber aux alentours de 1 % du RNB. Il est possible que l’épargne privée augmente d’une moitié de ce chiffre, en anticipation des hausses d’impôts à venir, avec un accroissement marginal de l’investissement d’entreprise, ainsi qu’un déclin de l’investissement dans le logement, pour un effet global modeste. Le résultat net pourrait ainsi résider dans une augmentation du déficit de balance courante à hauteur peut-être d’environ 0,5 % du RNB.
La propre signature apposée par Trump au bas de la politique fiscale constitue ainsi la principale explication d’une légère augmentation du déséquilibre international. Encore une fois, la politique commerciale s’est révélée insignifiante dans cette issue.
La politique commerciale n’est en revanche certainement pas insignifiante dans l’économie mondiale. Loin de là. Pendant que Trump poursuivait une chimère, l’économie mondiale est devenue plus instable, de même que les relations entre l’Amérique et la plupart des autres pays du monde se sont détériorées de manière palpable. Trump lui-même suscite le mépris en bien des régions du monde, et le respect à l’égard du leadership des États-Unis s’effondre à l’échelle planétaire.
Bien entendu, les politiques commerciales appliquées par Trump visent non seulement à améliorer la balance extérieure des États-Unis, mais elles constituent également une tentative maladroite d’endiguement de la Chine, voire d’affaiblissement de l’Europe. Cet objectif illustre une vision néoconservatrice du monde, dans laquelle la sécurité nationale est le reflet d’un lutte à somme nulle entre les États-nations. Les réussites économiques des concurrents de l’Amérique sont considérées comme des menaces pour la primauté internationale des États-Unis, et par conséquent pour la sécurité du pays.
Ces conceptions témoignent de l’hostilité et de la paranoïa qui caractérisent depuis longtemps la politique américaine. Elles sont une invitation au conflit international perpétuel, auquel se livrent volontiers Trump et ses collaborateurs. Observées dans ce contexte, les guerres commerciales malavisées conduites par Trump étaient presque aussi prévisibles que les déséquilibres macroéconomiques qu’elles ont si spectaculairement échoué à résoudre.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, ainsi que professeur en politique et gestion de la santé à l'Université de Columbia. Il est également directeur du Centre de Columbia pour le développement durable, et directeur du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
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