La réalisatrice sénégalo-mauritanienne Rama Thiaw, dont le deuxième film - "The Revolution won’t be televised" - est en lice, ce mercredi, à la 66e Berlinale, a trouvé son équilibre à travers le cinéma. Entre musique, politique et histoire.
Thiaw appartient à la génération "Boul Faalé", celle contestataire des années 1980-1990, marquée par la dévaluation du franc CFA et la montée du hip-hop au Sénégal.
Née en Mauritanie où elle a passé ses premières années avant de s’installer au Sénégal, Rama Thiaw a vécu une enfance ponctuée d’allers-retours, jusqu’à ses 19 ans, entre le Sénégal et la France.
Sa mère, une autodidacte passionnée de musique, de politique et d’histoire, lui faisait déjà lire, à huit ans, "Mein Kampf" d’Adolf Hitler, pour lui "expliquer la seconde guerre mondiale".
Elle "ne disait pas que la réussite c’est avoir une belle villa ou assez d’argent, mais avoir de la sagesse par rapport à la connaissance. Elle m’a poussée à lire, à écouter de la musique et à être curieuse. C’est quelqu’un qui, très tôt, nous a dit, à mon frère et à moi, que notre arme c’est le savoir", raconte la réalisatrice à l’APS.
Du coup, c’est une adolescente assez consciente de certains enjeux sociaux, qui a été "marquée" par la crise monétaire née de la dernière dévaluation du franc CFA, en 1994.
"Mon père pouvait avoir un billet de mille francs en poche, et le lendemain on lui disait que ces mille francs-là ne valaient plus que cent francs, entre-temps, les prix des produits n’avaient pas baissé", se souvient-elle.
"Le début des années 90 était très difficile ici au Sénégal. Les gens n’avaient plus confiance dans le système Abdou Diouf, le système socialiste, parce qu’il y avait trop de corruption et moins de travail", poursuit Rama Thiaw.
Les difficultés nées de la dévaluation de la monnaie l’avaient poussée "à faire un métier qui allait aider [son] pays, et surtout [ses] parents, à sortir de la pauvreté".
"Je voulais faire de l’économie comme ça, en même temps, trouver des solutions pour aider les miens", confie-t-elle.
En France où elle suit ses études dans ce domaine, Rama Thiaw se rend vite compte que ce n’est pas grâce à cette discipline qu’elle pourra "changer les choses" et se rendre utile.
"J’ai compris que la seule option, quand tu fais cette branche (l’économie, Ndlr), c’est de te retrouver soit dans une banque ou dans une organisation internationale, où toi-même tu vas devenir un cadre supérieur, et tu vas reproduire une vie d’élite, parce que tu es dans les bureaux, complètement déconnecté de la réalité que vivent les gens, qui ne sont alors que des statistiques", explique-t-elle.
Après ses études d’économie, elle décide donc de se mettre au cinéma, auquel elle s’intéresse depuis le bas âge.
Très vite, elle se retrouve sous l’aile de cinéastes "gauchistes" comme le réalisateur algérien Mohamed Bouamari, "de vrais gauchistes qui permettaient à des gens comme moi, qui n’avaient pas les moyens d’aller dans des écoles de cinéma, d’avoir accès à des formations", souligne Rama Thiaw.
Elle rapporte que Mohamed Bouamari lui a dit : "A partir du moment où tu estimeras qu’une chose est bonne, dis-toi que tu devras faire trois fois encore plus que ça parce que tu es une femme, tu es une Africaine et tu es une Noire".
Rama Thiaw obtient, dans la foulée, une validation d’acquis qui lui permet de faire des études de cinéma à l’Université Paris VIII. Elle fait ses premiers pas dans l’industrie du cinéma aux côtés de la productrice française Sophie Quiédeville, qu’elle assiste dans la promotion du film "Sauf le respect que je vous dois" de Fabienne Godet, sorti en France en 2006.
"Je travaillais du lundi au dimanche. Sophie Quiédeville m’a appris une certaine rigueur dans mon travail, qui m’a permis de diriger mes équipes aujourd’hui", reconnait la jeune réalisatrice.
Sa rencontre avec le producteur franco-ivoirien Philippe Lacôte, avec qui elle réalise en 2009 son premier long-métrage "Boul Faalé, la Voie de la lutte", va imprimer un tournant important à sa jeune carrière.
"J’avais une écriture très universitaire et Philippe m’a appris à avoir ma propre manière d’écrire mes scénarios, de penser mon film et de poser les bases de ma réflexion artistique, celle que je développe à travers mon film", indique-t-elle.
"C’est un travail que nombre de producteurs ne prennent pas le temps de faire parce que c’est beaucoup de temps que d’accompagner un réalisateur, surtout un jeune réalisateur, à se découvrir, à accoucher et à s’exprimer", ajoute la cinéaste sénégalo-mauritanienne.
Dans "Boul Fallé, la Voie de la lutte", Rama Thiaw raconte comment, en 1988, la jeunesse sénégalaise avait contesté la réélection du président Abdou Diouf à travers des manifestations, les premiers signes d’une rupture générationnelle.
Un contexte social délétère qui a vu naître le mouvement Boul Faalé – une expression wolof traduisible par faire abstraction des difficultés et tracer sa voie –, à travers lequel les jeunes Sénégalais trouvaient, dans le hip-hop (graffiti, musique rap, chant, etc.) et dans la lutte avec frappe, de nouveaux moyens d’expression.
"The Revolution won’t be televised", en lice pour la 66e Berlinale (11-21 février 2016), s’inscrit dans la continuité de l’histoire sociopolitique sénégalaise, en rappelant les événements de 2011-2012, qui sont marqués par l’opposition d’une nouvelle génération de Sénégalais à une troisième candidature et un troisième mandat du président Abdoulaye Wade.
"Pourquoi j’ai fait des films qui ont trait à notre histoire politique ? C’est pour laisser des traces de notre histoire et transmettre cette histoire comme un savoir aux autres générations qui viennent. Un film est un vecteur d’informations, même si on ne comprend pas la langue, on comprend le pouvoir de l’image", soutient la réalisatrice.
Aps