Maitre Taleb Khyar Mohamed - L’escroquerie au jugement ! Voilà ce qu’a dénoncé le ministre de l’urbanisme, de l’habitat et de l’aménagement du territoire.
Les pénalistes vous apprendront que, du point de vue de sa structure matérielle, l’escroquerie est caractérisée comme une infraction de commission, complexe et instantanée, ayant donné lieu à la création d’incriminations qui en constituent le dérivé, dont l’escroquerie au jugement.
L’escroquerie au jugement consiste à dépouiller un tiers en gagnant un procès parce qu’on a trompé le juge par le recours à des manœuvres frauduleuses.
En Mauritanie, l’auteur de telles manœuvres frauduleuses est un « Batal », expression arabe qu’on peut traduire par « héro » ; ailleurs, le droit interne le qualifie d’escroc au jugement, tandis qu’en droit international , notre héros commet une « fraude à la loi » ou « « forum shopping », en modifiant volontairement le rapport de droit , dans le seul but de se soustraire à la loi normalement compétente ( Cour de cassation française ; arrêt Lafarge Cass 1ere civ 17 mai 1983 n°82-11-290) ; il suffit alors comme rapporté dans l’affaire Caron par la Cour de cassation française 1ere civ 20 mars 1985 que « la règle de conflit soit volontairement utilisée en modifiant un élément de rattachement , à seule fin d’éviter l’application d’une loi compétente ».
Pour se faire une idée de ce qu’est l’escroquerie au jugement, rien ne saurait remplacer une leçon de choses, une illustration par quelques cas pratiques.
Au lendemain de l’indépendance de la Mauritanie, un syrien immensément riche dont je tairai le nom, quitta son pays d’adoption, le Sénégal, pour venir investir en Mauritanie, et s’y installer corps et biens, répondant de la sorte aux sollicitations du père fondateur, maître Moctar ould Daddah, qui voulait faire participer tout investisseur intéressé à la construction de la capitale, réduite alors à un amas de dunes.
Le syrien se prit d’amitié pour un mauritanien bon teint bon genre, commerçant de son Etat ; et de fil en aiguille, notre mauritanien obtint du Syrien qu’il lui délivra en grande quantité, et au vu de tout bon de commande, le matériel de construction dont il avait besoin ; ciment, pelleteuses, brouettes...etc.
Au début, tout allait bien ! La relation entre nos deux gaillards était presque fusionnelle ; mais au fil des ans, le mauritanien s’endetta auprès du syrien, puis s’endetta encore et encore, avant de s’engluer dans la spirale infernale de l’endettement. Il ne parvint plus à payer son créancier, qui porta plainte pour recouvrer son dû.
Le procès s’étala sur plusieurs années, plusieurs longues années, pendant lesquelles, notre mauritanien, usant à merveille du dilatoire, et de tous autres artifices juridiques et subterfuges de mauvais aloi, parvint à traîner le syrien, avant que le tribunal ne prenne le relai, et ne finisse par intervertir les rôles des parties, faisant du syrien le bourreau débiteur et du mauritanien, la victime créancière.
Le syrien fut condamné à payer au mauritanien la créance que celui-ci lui devait ; c’est cela l’escroquerie au jugement, devenue si fréquente en Mauritanie que certains de nos concitoyens en font un business.
L’escroquerie au jugement se matérialise par le procès que le plus malicieux, le plus apte à tromper, celui qui a plus d’un tour dans son sac, gagne au détriment du plaideur de bonne foi, alors même que notre code de procédure civile édicte de manière impérative, en son article trois (3) que « Chacun est tenu d’exercer ses droits selon les règles de la bonne foi ».
Plus récemment ; un armateur de tankers battant pavillon étranger qui fournissait du gasoil en haute mer à un opérateur économique mauritanien se retrouva victime d’une escroquerie au jugement lorsqu’il courût le risque de réclamer sa créance d’un montant de plusieurs millions de dollars ; c’est finalement le débiteur mauritanien qui obtint gain de cause, au prix d’un serment que le tribunal lui a déféré, pour rejeter les preuves tangibles, et documents probants présentés par l’armateur, et qui ne laissaient subsister ou planer aucun doute sur la réalité de sa créance, son caractère liquide, certain et exigible.
L’escroquerie au jugement, c’est aussi lorsqu’une décision concernant les mêmes parties, portant sur un même objet, est rejugée après qu’une décision définitive revêtue de l’autorité de la chose jugée, ait été rendue. En termes plus simples, on juge la même affaire deux fois parce que le plaideur qui a bénéficié de la première décision estime que l’indemnisation qui lui a été accordée n’est pas suffisante ; il revient à la charge en demandant un surplus, puis le tribunal le lui accorde, et ainsi de suite, à l’infini…….Cela veut dire que les litiges ne sont jamais tranchés définitivement ; c’est sans doute l’une des formes d’escroquerie au jugement les plus élaborées.
Cette forme d’escroquerie au jugement n’a rien d’anecdotique ; on retiendra comme illustration, le jugement n° 86/2015 du 29/07/2015 rendu par le tribunal du travail de Nouakchott Ouest , aux termes duquel une société de la place dont le capital est détenu par des investisseurs étrangers, est condamnée à 3.838.388 Ouguiyas au profit de quelques-uns de ses employés ; le jugement est confirmé en appel, puis par la Cour suprême.
La société s’exécute en payant par chèque certifié les employés qui, le lendemain saisissent à nouveau la même juridiction contre la même société ; le même tribunal du travail leur accorde cette fois-ci 30.004.733 Ouguiyas (trente millions quatre mille sept cent trente-trois) par jugement n° 62/2017 en date du 25/10/2017.
Fort heureusement en appel, le juge qui présidait la composition se rangeât du côté de la loi en appliquant à la lettre l’article 315 du code du travail qui prescrit l’unité d’instance, sous peine de nullité des demandes nouvelles , sauf si l’employé justifie que ses nouvelles demandes ne sont nées à son profit que postérieurement à l’instance principale.
La cour d’appel, ayant constaté que les employés n’étaient pas dans l’ignorance des demandes nouvelles, lorsqu’ils saisirent le tribunal pour la première fois, annula la décision intervenue en première instance ; mais la Cour suprême balaya d’un revers de main une telle décision, faisant fi du texte de l’article 315 du code du travail ; il faut souligner à cet égard que l’un des magistrats composant la chambre de la Cour suprême appelé à connaître du litige, était l’auteur de la première décision intervenue en l’espèce, et il n’éprouva aucune gêne à ne pas se faire récuser ; il a même trouvé le moyen de se faire désigner comme rapporteur.
Pour illustrer davantage ce mode d’escroquerie au jugement, transportons nous sur le plan pénal, et imaginons que quelqu’un, un pauvre hère, soit condamné à un an d’emprisonnement ; il purge sa peine, puis on le fait comparaître à nouveau pour le juger, au motif qu’en lui infligeant la première condamnation, le juge avait perdu de vue qu’il y avait des circonstances aggravantes ; on le juge à nouveau et on augmente sa peine initiale, puis le revoilà en prison à nouveau ; il purge sa peine, mais à sa sortie de prison, le juge estime que l’indemnisation accordée à la victime n’était pas suffisante, on le fait comparaître à nouveau pour s’entendre condamner à indemniser à nouveau la victime…
En droit international, l’escroquerie au jugement porte un autre nom, celui de « fraude à la loi » ; il y est fait application de l’adage « fraus omnia corrumpit » qui signifie : la fraude corrompt tout ; il en est ainsi lorsque les parties ont « volontairement modifié le rapport de droit dans le seul but de se soustraire à la loi normalement compétente » ; l’élément de rattachement est déplacé à l’initiative d’une partie pour éluder une législation restrictive, et se bénéficier de la sorte, d’une législation plus libérale.
Il n’est pas rare, en droit international que plusieurs juges soient également compétents pour traiter une affaire, d’après leurs règles de compétence internationale ; en choisissant le juge qui appliquera la loi la plus conforme à ses intérêts pour s’en prévaloir dans un autre pays que celui dans lequel le jugement est rendu, on commet un acte frauduleux appelé « forum shopping ».
Toujours en droit international, la manipulation de la règle de conflit est sanctionnée, au détriment du fraudeur qui veut se soustraire à la loi normalement compétente ; encore faut-il que le juge soit suffisamment au parfum des manœuvres frauduleuses du plaideur de mauvaise foi ; ce qui nécessite connaissance et perspicacité.
Le cours normal de la justice s’illustre d’abord et avant tout par la protection des plaideurs, demandeurs et défendeurs, jusqu’à ce que le droit soit dit ; le juge doit accorder le même temps d’écoute à chaque plaideur, s’obliger en tant que juge à respecter le contradictoire, et à le faire respecter par les parties, s’abstenir de modifier l’objet du litige pour tendre la perche au plaideur en mal d’arguments, rendre une décision prévisible qui n’apparaisse pas comme un corps étranger aux liens de l’instance et aux textes applicables au cas d’espèce, appliquer aux faits litigieux les textes qui sont votés par l’assemblée nationale, et publiés au journal officiel ; pas ceux que le juge va déduire de sa culture juridique personnelle, celle qu’il a acquise chez lui , sous sa tante ou sous sa case, et qu’il veut reproduire pour trancher les litiges en flattant son égo, au passage.
Pour qu’il en soit ainsi, pour que la justice suive son cours normal, il faut que le juge soit indépendant, et pour qu’il soit indépendant, il faut que :
-Ni lui, ni son conjoint, n’ait un intérêt personnel dans le litige.
-Ni lui ni son conjoint ne soit ascendant ou descendant de l’une des parties.
-Ni lui, ni son conjoint , ne soit créancier, débiteur, héritier ou donataire de l’une des parties.
-Ni lui, ni son conjoint, ni les personnes dont il est le tuteur, ne doivent avoir un intérêt dans le litige.
-Ni lui, ni son conjoint, ne soit parent ou allié jusqu’au quatrième degré, du tuteur d’une des parties ou d’un administrateur, directeur ou gérant d’une société partie au litige.
-Ni lui, ni son conjoint, ne se trouve dans une situation de dépendance vis-à-vis d’une partie, ou de son conjoint.
-Le juge ne doit pas avoir connu du procès comme magistrat, arbitre ou conseil et ne doit pas avoir déposé comme témoin au cours du procès.
-Ni le juge, ni son conjoint, leurs parents ou alliés en ligne directe et l’une des parties, son conjoint, leurs parents ou alliés dans la même ligne, ne doivent être en procès.
-Ni le juge, ni son conjoint , leurs parents ou alliés en ligne directe ne doivent avoir un différend avec l’une des parties.
-Ni le juge, ni son conjoint, n’est en procès devant un tribunal où l’une des parties est juge.
-Ni le juge, ni son conjoint, ni leurs parents alliés en ligne directe ne doivent avoir un différend sur pareilles questions que celles débattues entre les parties.
-Il ne doit pas y avoir une amitié ou inimitié notoire entre le juge et l’une des parties.
Dans ces conditions, il ne faut donc pas s’étonner que le ministre de l’urbanisme, de l’habitat et l’aménagement du territoire, en personne avisée, émette des réserves sur l’exécution de décisions de justice dont la finalité est d’enrichir des escrocs aux jugements qui battent le pavé du palais de justice.
Il n’y en pas un, ni dix, mais cent ; ils sont partout, dans les couloirs du palais de justice, dans les salles des cours et tribunaux, et sont plus puissants qu’il n’y paraît, car adossés à des trafiquants d’influence de grosse pointure, qui n’hésitent pas à user de leur pouvoir prépondérant pour détourner de son cours normal, le déroulement de la justice.
*Avocat à la Cour.
*Ancien membre du Conseil de l’Ordre