Du point de vue de l'économie mondiale, l'année dernière restera dans les mémoires, non seulement en raison de ses performances d'ensemble décevantes, mais aussi des profonds changements qui l'ont affecté - pour le mieux comme pour le pire.
On notera principalement l'accord de Paris sur le climat signé en décembre. En lui-même, cet accord est très insuffisant pour limiter le réchauffement climatique à 2° C au-dessus de sa valeur de l'ère préindustrielle, mais il constitue un signal : le monde bascule inexorablement vers une économie verte. Un jour pas si lointain, pour l'essentiel les énergies fossiles ne seront plus qu'un souvenir. Aujourd'hui si on investit dans le charbon, on le fait à ses risques et périls. Les investissements verts prenant de plus en plus d'importance, on peut espérer que ceux qui les financent vont contrebalancer les pressions de la puissante industrie charbonnière, prête à mettre la planète en danger au nom de ses intérêts à courte vue.
L'abandon progressif d'une économie à forte émission de carbone dans laquelle l'intérêt des industries du charbon, du gaz et du pétrole prédomine souvent, n'est que l'un des éléments du bouleversement qui affecte l'ordre géoéconomique mondial. Etant donné la part croissante de la Chine dans la production et la demande mondiale, de nombreux autres changements sont inévitables. La Nouvelle banque de développement lancée l'année dernière par les BRICS (le Brésil, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud) est en passe de devenir la première institution financière internationale d'importance majeure créée par des pays émergents. Et en dépit des réticences américaines, la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures créée à l'initiative de la Chine va ouvrir ses portes ce mois-ci.
Les USA ont fait preuve de plus de sagesse en ce qui concerne la devise chinoise. Ils ne se sont pas opposés à l'introduction du yuan dans le panier de devises qui constitue l'actif de réserve du FMI, les droits de tirage spéciaux (DTS). Et cinq ans après qu'Obama ait consenti à de modestes changements dans la pondération du vote de la Chine et d'autres pays émergents au sein du FMI (un début de reconnaissance des nouvelles réalités économiques), le Congrès américain a finalement approuvé cette évolution.
Les décisions géoéconomiques les plus controversées l'année dernière concernaient le commerce. On l'a à peine noté après des années de négociations infructueuses, mais le programme de Doha pour le développement sous l'égide de l'Organisation mondiale du commerce s'est éteint en douceur. L'hypocrisie de l'Amérique - qui défendait le libre-échange tout en continuant à subventionner le coton et d'autres produits agricoles - avait posé des obstacles insurmontables lors des négociations de Doha. Il n'y a pas eu de véritables pourparlers sur le commerce mondial, car les USA et l'Europe ont cherché à diviser pour régner en jouant des différents blocs et accords commerciaux.
Aussi, ce qui devait être un régime de libre-échange au niveau mondial a-t-il cédé la place à un régime discordant de commerce administré. Les échanges d'une grande partie des régions Pacifique et Atlantique seront régis par des accords (des milliers de pages fastidieuses remplies de règles d'origine complexes) en contradiction avec les principes de base de l'efficacité et du libre-échange.
Le gouvernement américain a conclu des négociations secrètes sur ce qui pourrait se révéler être le pire accord commercial depuis des décennies, le soi-disant Partenariat transpacifique (PTP). Mais il pourrait avoir le plus grand mal à le faire ratifier par le Congrès, car les principaux candidats démocrates à la présidence et beaucoup de républicains y sont opposés. Le problème n'est pas tant le traité dans sa globalité que certaines de ses dispositions qui affaiblissent considérablement la réglementation en matière de protection de la santé publique, de l'environnement et de sécurité, ainsi que la réglementation financière, avec des conséquences macroéconomiques non négligeables.
Ces dispositions donnent notamment le droit aux investisseurs étrangers de poursuivre les Etats devant des cours arbitrales privées s'ils estiment que la législation d'un Etat n'est pas conforme au PTP (un document de plus de 6 000 pages). Dans le passé, ces cours ont jugé que l'exigence d'un "traitement juste et équitable" des investisseurs étrangers leur permettait de condamner un Etat en raison d'une nouvelle réglementation qu'il aura adoptée - même si elle n'est pas discriminatoire et destinée simplement à protéger les citoyens contre des dangers graves nouvellement découverts. Même une réglementation destinée à protéger la planète contre les émissions de gaz à effet de serre pourrait faire l'objet d'un recours.
Le langage du traité est opaque, ce qui ouvre la voie à des poursuites judiciaires coûteuses opposant des multinationales surpuissantes à des Etats sans grandes ressources. La seule réglementation qui paraisse à l'abri concerne le tabac (les poursuites entamées contre l'Uruguay et l'Australie qui exigent la présence d'avertissements relatifs aux dangers du tabac sur les paquets de cigarettes ont suscité la réprobation de l'opinion publique). Mais il reste de nombreuses questions quant aux possibilités de poursuites dans bien d'autres secteurs.
Par ailleurs, du fait de la clause de la "nation la plus favorisée", les entreprises peuvent exiger de bénéficier des avantages offerts par tout traité signé par le pays hôte. Cela ouvre la voie à une course vers le bas - exactement à l'opposé de ce que le président Obama avait promis.
Même la manière dont Obama a défendu le nouvel accord commercial montre que son gouvernement a quelques difficultés à appréhender la nouvelle économie mondiale émergente. Il a répété que du PTP dépendra qui de l'Amérique ou de la Chine décidera de la réglementation commerciale du 21° siècle. Or la bonne approche serait d'en décider dans la transparence, collectivement en écoutant la voix de chacun. Obama cherche à pérenniser la situation actuelle dans laquelle les règles internationales gouvernant le commerce et les investissements sont faites par et pour les entreprises américaines. C'est inadmissible pour quiconque adhère aux principes démocratiques.
Les partisans d'une plus grande intégration économique se doivent d'œuvrer en faveur des réformes de la gouvernance mondiale : si des institutions supranationales décident de mesures intérieures à un pays, la rédaction, l'application et le contrôle du respect des lois et réglementations doit pleinement prendre en compte les valeurs de la démocratie. Malheureusement cela n'a pas toujours été le cas l'année dernière.
Espérons pour 2016 la défaite du PTP et le début d'une nouvelle ère d'accords commerciaux qui ne punissent pas les faibles et ne récompensent pas les puissants. L'accord de Paris sur le climat pourrait être l'un des premiers signes de l'état d'esprit nécessaire pour faire vivre une véritable coopération au niveau mondial.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz est professeur à l'université de Columbia à New-York et économiste en chef à l'Institut Roosevelt.
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