Le régime des marchés publics … la voie vers la réforme - Par Mohamed OuldElkory Ould CHEINE | Mauriweb

Le régime des marchés publics … la voie vers la réforme - Par Mohamed OuldElkory Ould CHEINE

mar, 15/09/2020 - 10:10
Mohamed OuldElkory Ould CHEINE

Tout régime politique dans le monde quel qu’il soit se réclame de la lutte contre la gabegie et de l’adoption de la transparence comme modes de redistribution des revenus et d’égalité des chances de tous les fils du pays. Dans le nôtre, aucune étape politique ou presque n’a failli à la règlequi consiste à proclamer la lutte contre la gabegie comme devise.

Toutefois, cette attitude n’a pas empêché le phénomène de s’étendre et de gangrener tous les pans de la vie économique.

Si la gabegie est devenue un phénomène universel, elle s’est propagée dans certains pays, dont le nôtre malheureusement, à la fois horizontalement et verticalement jusqu’à ce qu’il soit devenu la règle et non l’exception dans la gestion des ressources du pays.

 

Le système de la gabegie qui s’est développé au fil des ans a ainsi annihilé tout espoir de développement et pillé les richesses nouvellement découvertes ainsi que les ressources obtenues grâce à des mécanismes de financement divers.  Il est décevant   que ce phénomène se soit transformé en une culture sociale vivement encouragée à tel point que notre société connue jadis par son attachement à la religion et à la modération exaltemaintenant le gain facile et l’enrichissement illicite. Le détournement des deniers publics est devenu aujourd’hui synonyme   de courage, de force et d’influence.

 

La lutte contre la gabegie devient donc une nécessité et elle est à portée s’il existe une volonté réelle. Les acteurs du développement sont de plus en plus conscients des dangers que représente le phénomène pour la vie politique, économique et sociale. A ce titre, d’importants efforts ont été menés par l’Etat et ont bénéficié du soutien de  nos partenaires du développement afin de procéder au diagnostic du phénomène et de lui trouver les solutions idoines dans le cadre d’un plan concerté de lutte contre la gabegie et d’adoption de la bonne gouvernance. Les étudeset analyses menées par la plupart des organismes internationaux travaillant dans le domaine économique et financier ont en effet conclu que la principale cause de l’effondrement du développement économique réside dans les procédures des marchés publics entachés de gabegie rendant l’œuvre de développement un effort vain comme si l’on s’évertuait à transporter l’eau dans un tamis. C’est ainsi qu’il devient impossible de lutter contre la gabegie sans passer par une véritable réforme des marchés publics.

En jetant un coup d’œil sur les chiffres contenus dansles rapports périodiques publiés par le ministère des Finances et les institutions chargées des marchés publics dans notre pays, nous observons l’intérêt que revêtent ces marchés et leur poids dans les dépenses publiques : les montants engagés par an, au cours des dernières années,représentent 50 à 60% de la dépense publique.

 

Les marchés publics ne sont pas uniquement des montants importants qu’on souhaite mettre à l’abri de la dilapidation mais c’est aussi un levier de développement essentiel qui affecte positivement le citoyen (construction d’entreprises publiques : routes, hôpitaux, écoles, services de base, électricité, eau, communication, équipements, études et services…).

 

Le secteur des marchés publics a connu plusieurs étapes régies par décrets. Ces textes  n’étaient pas le fruit d’une réforme juridique et institutionnelle mais répondaient plutôt à des impératifs d’ordre administratif destinés à faciliter la passation des marchés publics sans pour autant toucher aux dysfonctionnements juridiques et de procédures qui sont restés intacts. Ces dysfonctionnements dans les procédures ont même servi à justifier la gabegie jusqu’à l’avènement de la réforme objet de la loi 2010/044 portant Code des marchés publics entrée en vigueur en février 2012 et ses textes d’application.

Cette nouvelle réforme a mis en place une nouvelle structure poursuperviser les marchés publics et elle est considérée parmi les meilleures pratiquesutilisées à travers le monde pour faire face à la gabegie.

La réforme a prévu la création des organes suivants indépendants les uns des autres :

v. Les Commissions de Passation des Marchés Publics (CPMP) ;

v.  La Commission Nationale de Contrôle des Marchés Publics (CNCMP) ;

v. L’Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP).

Le cadre juridique de cette réforme a mis l’accent sur les principes directeurs suivants :

v. La liberté d’accès à la commande publique ;

v. L’égalité de traitement des candidats ;

v. La transparence des procédures.

Ces principes engagent les autorités contractantes dans le cadre des procédures de passation des marchés. La réforme consacre la séparation des fonctions essentielles de « Passation », de « Contrôle » et de « Régulation » qui relevaient auparavant des pouvoirs de la Commission Centrale des Marchés. Cet équilibre de l’organisation vise plusieurs objectifs qui reflètent la vision convenue entre la Mauritanie et ses partenaires, notamment la Banque Mondiale.

 Les principaux objectifs sont :

• Asseoir une politique de transparence totale des marchés publics à travers le libre accès à la commande publique ;

• Contribuer à la mise en œuvre de la politique nationale de lutte contre la corruption ;

• Rassurer le citoyen, l’opérateur économique national et international et les partenaires au développement à propos de l’utilisation efficiente des ressources financières 

• Convaincre les bailleurs de fonds de l’apprêtement du système économique à la politique d’appui budgétaire ;

• Créer les conditions favorables à l’investissement étranger en Mauritanie.

Pour mieux favoriser les conditions de transparence, il a été décidé d’impliquer le secteur privé et la société civile dans tous les démembrements de l’Autorité de Régulation (Conseil de régulation, Commission de Règlement des Différends et la Commission Disciplinaire).

 

L’ère de la transparence 

La première phase d’exécution de la nouvelle réforme des marchés publics s’est déroulée en harmonie avec les textes régissant le secteur ; les Autorités publiques ont procédé au recrutement de cadres compétents : experts, ingénieurs et administrateurs pour la plupart des fonctions de gestion des 3 composantes (passation, contrôle et régulation).

D’autre part,l’institution en charge des marchés a prouvé son indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif bénéficiaire en premier lieu des marchés publics. Le premier mandat detrois (03) ans que confèrent les textes aux présidents et membres de la structure a été sans reproches malgré quelques insuffisances au plan juridique. Le pays a connu un taux réduit de gabegie correspondant à la limite qu’aucun pays ne peut éviter. Les résultats attendus à travers le choix des compétences nationales pour assurer la gestion des trois composantes étaient manifestes compte tenu du respect de la procédure, de l’application stricte decelle-ci lors de la Passation des marchés, du Contrôle et de la Régulation.

Il était attendu que le 2ème mandat soit une opportunité pour combler les lacunes et finaliser l’arsenal juridique régissant les Marchés Publics. Les observateurs pour leur part attendaient le moment opportun pour réviser les textes et combler les vides juridiques.Toutefois, les   évènements ont pris un autre cours voire un nouveauvirage.

 

La 2ème étape et le début de la dérive

Le renouvellement des membres et des présidents des structures des marchés publics était le point de départ pour justifier la dérivede la réforme en exploitant le vide juridique existant et en  mettant  en place un circuit  parallèle taillé sur mesures et s’appuyant sur les directives et l’intervention parfois de manière directe des Autorités dans le processus d’attribution des marchés. Cette tendance a renforcé, d’une manière considérable, le recours aux modes dérogatoires (Entente directe et Avenants) et a vidé la réforme de tout son contenu.

Cette étape a été souvent marquée par le manque de transparence et le non-respect des procédures légales en vidant de leur contenu les règles de contrôle et de suivi et en confiant les postes de responsabilité à des personnes choisies en fonction de la loyauté et non de la compétence et l’intégrité. Cette tendance a été renforcée par les abus dans les procédures de nomination. Les concours de sélection ne sont plus organisés et s’il en existe, ils ont un caractère informel dont le résultat est connu d’avance.

Avec la prise du décret 126/2017, les incompatibilités des textes apparaissent au grand jour ; aulieu de résoudre les problèmes, la voie est désormais ouverte devant la corruption, le clientélisme et le népotisme.

 

La dérive s’est manifestée à travers les exemples de dysfonctionnements suivants :

v. Non publication des Plans Prévisionnels et des Avis Généraux des Marchés Publics au public par certaines autorités contractantes, comme mesure édictée par le Code des Marchés Publics à toutes les administrations publiques. Il est fait obligation à chaque Administration de rendre publics les projets et les services dont la mise en place est envisagée durant l’année en cours  pour permettre à chaque candidat  de se préparer à temps et d’éviter ainsi le recours aux procédures d’urgence qui ouvrent la voie devant les ententes directes et les avenants sources de gabegie;

v. Non publication des décisions pour donner suffisamment de temps à ceux qui n’ont pas été sélectionnés en vue de s’opposer à toute attribution jugée arbitraire ou népotiste :

v. Manque de précision des Dossiers d’Appel d’Offres (DAO) en raison de l’incompétence de certaines autorités contractantesdont les fonctionnaires ne sont pas en mesure de formuler certaines clauses ou conditions importantes permettant de mener à bonne fin l’exécution des projets ;

v. Lenteurs dans l’élaboration et le traitement des dossiers, ce qui se répercute négativement sur le rythme de l’achèvement des projets de développement. Cette lacune est à mettre sur le compte de l’expérience et la compétence des équipes en charge de la gestion des marchés ;

v. Incompétence de la plupart des commissions chargées de l’étude des dossiers ;

v. Non observation des critères de transparence dans l’attribution de certains marchés ;

v. Non-respect des normes techniques contractuelles ; ceci résulte du mauvais choix des personnes chargées du suivi et du contrôle des projets ou du choix de personnes corrompues qui négligent les exigences en matière d’audit de vérification et de contrôle ;

v. Non observation des garanties juridiques ;

v. Recours fréquent aux modes dérogatoires lors de l’attribution des marchés (Ententes directes, avenants) ;

v. Intervention des autorités dans le processus de passation au profit de l’une des parties ;

v.  Clientélisme et choix discriminatoires lors de recrutement des personnes pour occuper des postes sensibles dans certaines structures des marchés publics au détriment des personnes expérimentées et intègres ;

v. Recours à diverses manœuvres pourfuir la responsabilité du contrôle (Délégation de maitrise d’ouvrage). Le délégataire peut confier l’exécution à des tiers pour éviter le contrôle ;

v. Incohérence des différentes structures des marchés publics (Passation, Contrôle et Régulation) et le manque de complémentarité entre elles ;

v. Contre-performances de certaines structures en charge des marchés publics.

 

Sur la voie de la réforme

Les leçons tirées de l’expérience en matière d’application des textes réglementaires sur les marchés publics, expérience que nous avons qualifiée d’« étape de la transparence » confirment que la réforme est bien possible et serait même plus facile qu’on ne le pense.

 

L’observation des dysfonctionnements et leur diagnostic par les Autorités compétentes, les partenaires au développement et les experts nationaux peuvent être le point de départ d’une réforme structurelle, administrative et juridique du système des marchés publics. Il s’agit des éléments indissociables d’une réforme visant à la mise en place d’un régime de marchés publics efficace et transparent qui contribue à l’œuvre de développement économique à travers l’utilisation rationnelle et sans abus des ressources pour produire des biens et services utiles et durables.

Nous avons besoin de procéder, à nouveau,  à l’étude des différents aspects de la problématique posée, de combler les lacunes et de prendre un nouveau départ de façon à défendre et à garantir l’inviolabilité des textes réglementaires relatifs à ce domaine réservé contre toute velléité malsaine de la part des partisans du maintien de la gabegie.

 

Il est nécessaire que la réforme porte sur les 3 piliers suivants :

1.La révision de l’arsenal juridique pour en traiter les insuffisances et les incohérences à travers l’adoption de nouveaux textes juridiques pertinents ;

2. La séparation des 3 fonctions au plan structurel (Passation, Contrôle et Régulation) tout en précisant les missions dévolues à chacune d’elles ;

3.Application d’une réglementation administrative claire et stricte pour le choix des cadres, la promotion et les nominations notamment aux postes techniques nécessitant l’expérience loin de toute tentative de politisation, de clientélisme ou de népotisme.

 

Cette réforme doit avoir un caractère participatif à travers des ateliers regroupant des juristes et des experts en passation des marchés publics qui justifient d’une expérience avérée et sont conscients des insuffisances juridiques et structurelles et des lacunes qui permettent aux adeptes de la gabegie de s’infiltrer.

Une fois que les ateliers sont achevés, il doit être procédé à la mise en place d’un mécanisme approprié pour la mise en œuvre des recommandations et l’application des règles qui régissent le mode de passation des marchés publics.

 

Celles-ci peuvent être résumées comme suit :

v. Application rigoureuse du contenu de la réforme ;

v. Garantie de l’indépendance du Système des marchés publics ;

v. Disponibilité des moyens humains et matériels nécessaires à la réforme du système des marchés publics et à sa mise en marche ;

v. Application du principe de la récompense et de la sanction au domaine des marchés ;

v. Implication des personnes compétentes et intègres à la mise en œuvre de la réforme ;

v. Adoption du principe de complémentarité des structures des marchés publics (Passation, Contrôle et Régulation) au lieu de la confrontation et de la concurrence ;

v. Création d’une plateforme nationale de référence en matière de publication et d’annonces dans le domaine des marchés publics (Portail National des Marchés Publics).