Depuis quelque temps, un dossier défraye la chronique à Nouakchott, et même au-delà, le « dossier Ghadda ».
En matière de justice, d’Etat de droit et de démocratie, tous les observateurs s’accordent pour reconnaître que ce dossier nous a fait revenir des dizaines d’années en arrière.
Il apparaît tout d’abord qu’il s’agit d’un dossier non pas judiciaire – ou crapuleux, comme le pouvoir voudrait le laisser entendre – mais d’un règlement de compte politique, et comme c’est la personne au pouvoir elle-même qui règle les comptes, tous les moyens sécuritaires de l’Etat sont à l’œuvre.
Qu’on en juge par les faits.
Le Contexte
Le 17 mars 2017, le Sénat rejette, à une très large majorité, le projet de révision constitutionnelle présenté et souhaité par Ould Abdel Aziz.
Au lieu d’abandonner le projet comme cela résulte normalement des dispositions de la constitution, ce dernier décide de convoquer directement un référendum pour faire passer sa réforme, en invoquant une disposition constitutionnelle sans rapport avec le contexte. Mais cette histoire, risible et honteuse, tout le monde la connait.
C’est son prolongement, à savoir l’actuel dossier judiciaire, qui est moins connu, et qui risque d’être encore plus honteux pour notre pays.
Car, en effet, Ould Abdel Aziz ne semble pas se suffire d’avoir imposé sa réforme constitutionnelle. Il veut pousser l’avantage jusqu’au bout.
Tout le monde a suspecté cette réforme constitutionnelle de n’être que la préparation, l’avant-propos, d’une autre réforme plus anti-démocratique encore, puisqu’elle permettrait à Ould Abdel Aziz de s’éterniser au pouvoir.
Or, si telle était la volonté de celui-ci, son premier souci serait tout naturellement d’écarter, de neutraliser, d’annihiler tous les adversaires politiques qui pourraient l’en empêcher.
Et en premier lieu ceux qui, justement, ont failli compromettre sa première réforme, la plus « facile » à faire passer.
Ces adversaires sont évidemment tout indiqués : il s’agit des sénateurs qui ont rejeté la réforme avec une solidarité et une dignité exemplaires.
Il s’agit aussi de Monsieur Mohamed Bouamatou, adversaire de l’ombre, craint par-dessus tout par l’actuel Président qui l’avait déjà persécuté depuis de nombreuses années (tout le monde se souvient de la crise épique de 2013 et de l’emprisonnement de Mohamed Ould Debbagh – déjà ! – pendant plus de trois mois). En raison de sa fortune, de son entregent, de ses relations, de l’image de grand mécène dont il jouit en Mauritanie et à l’étranger, en raison surtout de sa distance et de son indépendance par rapport à Ould Abdel Aziz (après l’avoir fait roi), qui l’a conduit à un exil volontaire (ou forcé ?) depuis sept ans, Monsieur Bouamatou apparait de plus en plus comme un homme à abattre.
Dans un poker menteur dont il a le secret, le pouvoir imagine alors un scénario où tout ce beau monde serait impliqué ensemble, un dossier unique, une arme fatale qui ferait le ménage une fois pour toutes.
C’est le dossier que nous avons maintenant sous les yeux, dossier qui a commencé sous l’appellation « Ghadda et consorts » et que la justice a rebaptisé dossier « Bouamatou et consorts ». Cela dit tout.
Le scénario
Dans les procès staliniens (tous les anciens communistes et dissidents du communisme vous le confirmeront), c’est la forme qui compte avant tout. La forme prime le fond.
Or la forme de ce dossier est typiquement stalinienne : fausses preuves, fausses accusations, filatures policières, écoutes téléphoniques, fouilles et confiscation illégales de documents etc.
Le 25 avril 2017, alors qu’il se rendait en voiture au Sénégal, Monsieur Mohamed Ould Debbagh, le bras droit de Monsieur Bouamatou en Mauritanie, est arrêté par la police des frontières de Diama. Son véhicule est fouillé de fond en comble, toutes ses affaires personnelles sont confisquées (ordinateur, téléphones, carnets de notes, chéquiers etc.) en toute illégalité. Le policier à la manœuvre s’excuse quand même et lui dit « ce sont des ordres qui viennent d’en haut, très haut », comme si cela légitimait l’opération.
L’idée, c’est évidemment de faire accréditer auprès de l’opinion publique, par des fuites savamment distillées par la police politique et les renseignements, que des informations de première main auraient été trouvées dans les documents de Monsieur Debbagh faisant état de manœuvres de corruption.
Autre exemple, avec l’accident de circulation du Sénateur Mohamed Ould Ghadda, le 12 mai 2017. La gendarmerie procède au constat, mais chose curieuse, là encore on confisque tout à fait illégalement le téléphone de l’intéressé et peu de temps après, les réseaux sociaux sont inondés de messages vocaux à la voix du Sénateur faisant état de dons d’argent.
La police politique a commencé le procès avant le procès. Elle livre les cibles à l’accusation « publique », pas celle du parquet (pas encore, c’est le scénario à suspense qui le veut) mais de l’opinion publique en général. Dans son essai de manipulation de l’opinion publique, la police politique reproduit la farce grossière si caractéristique du régime stalinien.
Le scénario livré ? Mohamed Bouamatou, par l’entremise de son homme d’affaires en Mauritanie Mohamed Ould Debbagh, verserait de l’argent au Sénateur Mohamed Ould Ghadda à charge pour ce dernier de reverser l’argent aux autres sénateurs pour qu’ils votent contre la réforme constitutionnelle.
Pour étendre le champ de la corruption et montrer le « danger » que représente Ould Bouamatou, on convoque aussi des journalistes et des syndicalistes auxquels il aurait versé de l’argent. Dans le scénario du film, ce sont des seconds rôles, mais ils sont toujours bons à présenter. Et ce sont des voix gênantes qu’il fait bon d’étouffer.
Manipulation, persécution, intimidation, tous les ingrédients du polar sont réunis.
Par la suite, le Sénateur Ghadda est arrêté (une cinquième fois depuis le début de l’année, un record !), puis les interpellations s’enchaînent et c’est l’accusation, puis les premiers actes du juge d’instruction qui délivre à la pelle mandats de dépôt, mandat d’arrêt et mise sous contrôle judiciaire, le tout vendredi 1er septembre au petit matin, jour de l’Aid El Kébir, jour sacré, jour férié, jour aussi du pardon entre les musulmans.
Mais comme nous sommes dans une farce, il ne faut pas l’oublier, le juge d’instruction signe ses actes à la date du 31 août, ce qui les rend tous faux et donc nuls (à tout le moins annulables).
Où va-t-on de la sorte ?
N’est-il pas temps de mettre fin à cette honte ?
Le fond du problème résout le problème
Il faut toujours revenir aux fondements, aux repères, pour garder la compréhension du sujet.
Notre fondement ici, le point d’orgue du dossier, nous l’avons précisé au début, c’est la révision constitutionnelle.
Or, quel est le contenu principal de cette révision ?
Tout le monde s’accorde, même ceux qui ont voté, sur l’apport principal de la révision de la constitution qui consiste dans la suppression du Sénat (en plus du changement du drapeau national).
Or, qui a intérêt à ce que le Sénat reste en place et ne soit point supprimé ? S’agit-il de Monsieur Mohamed Bouamatou ou des sénateurs eux-mêmes ?
La question mérite d’être posée puisqu’elle est au centre de ce dossier judiciaire de corruption. On veut nous faire croire que Mohamed Bouamatou a corrompu les sénateurs pour qu’ils empêchent la suppression du Sénat.
Peut-on "corrompre" quelqu'un pour qu'il défende ses propres intérêts, alors que le corrupteur n’y a aucun intérêt ?
De plus, les sénateurs ne se sont jamais cachés de leurs intentions : la corruption suppose que le "service" rendu soit caché ; là il ne l'est pas, les sénateurs revendiquent et assument leur choix au grand jour ; cela suppose aussi que le service soit illicite et interdit par loi, là c'est la loi elle-même qui prévoit et donne la primauté au vote des sénateurs.
En réalité, et on peut parier là-dessus que l’instruction qui vient de commencer n’y changera pas grand chose, cette affaire n'a rien à voir avec la corruption et tout à voir avec la politique.
Ce dossier permettrait à Ould Abdel Aziz de régler plusieurs difficultés politiques :
- Effacer le désaveu cinglant qu'a constitué pour lui le vote du sénat. À travers ce dossier il dit à l'opinion : ce n'est pas le Sénat qui a rejeté mon projet, ce sont des corrompus.
- Eliminer par la même occasion des adversaires politiques dangereux et encombrants qui n’ont cessé d’attirer l’attention sur ses malversations financières et de mettre à jour la nature véritable de son régime constitué en pompe à fric.
- Enfin, last but no least, Ould Abdel Aziz raccorde tout cela à Mohamed Ould Bouamatou qui se révèle être la cible inavouée de cette inavouable machinerie.
Ayant fait le grand ménage, Ould Abdel Aziz pourra de la sorte faire avancer ses futurs chantiers (sans jeu de mots, évidemment).
Entre-temps, la Mauritanie aura reculé de trente ans.
Les régimes politiques qui pratiquent encore de pareilles purges à l’encontre de leurs opposants à travers le monde se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une seule main : Maduro au Venezuela, Erdogan en Turquie, Kim Jong-un en Corée.
Encore une place pour nous dans les bas-fonds des classements mondiaux…
Maître Elyezid Ould Yezid