La liberté intellectuelle et ses nouveaux ennemis- Par Andrea Pető | Mauriweb

La liberté intellectuelle et ses nouveaux ennemis- Par Andrea Pető

sam, 02/03/2019 - 13:40

BUDAPEST – L’exposition que consacre à la Première Guerre mondiale la Maison de l’histoire européenne, à Bruxelles, offre au visiteur une vision saisissante. En un geste aussi simple que spectaculaire, le musée présente, dans une vitrine disposée au centre de la salle, le pistolet utilisé en juin 1914 pour assassiner l’archiduc François-Ferdinand.

Après des débats enflammés, nous informe notre guide, le musée a accepté que les objets exposés « tournent » de temps à autre, pour que les différents pays puissent valoriser leurs plus précieuses reliques historiques. Mais lorsque je fais remarquer, quelque peu irritée, que le pistolet utilisé par Gavrilo Princip à Sarajevo ne peut lui aussi « tourner », le conservateur me réplique que la pièce authentique est revendiquée par quatre musées européens différents.

J’ai beau respecter et défendre la pluralité des traditions nationales européennes, c’est la gâchette d’un seul pistolet et non de quatre qui a déclenché la Première Guerre mondiale. Lorsque des faits historiques apportent une réponse unique à une question, le « pluralisme » et l’« inclusion » sont hors sujet. La réponse doit venir de spécialistes formés avec rigueur à l’histoire d’une époque déterminée (et familiers de ses sources), non des rédacteurs d’un programme politique.

Cela semble le pur bon sens. Mais les scientifiques, leurs institutions et la légitimité de la connaissance scientifique elle-même sont de plus en plus menacées dans plusieurs pays d’Europe. Des gouvernements procédant d’élections libres ont récemment bloqué (en Bulgarie) leur participation financière à des projets de recherche sans la moindre explication officielle, supprimé (en Hongrie) certains programmes de la liste des enseignements dispensés à l’université, voire éradiqué (en Pologne) des champs disciplinaires entiers.

Ces gouvernements méprisent des traditions universitaires pluriséculaires qui étaient respectées même durant l’ère communiste. Mais les pouvoirs qui sont à l’origine de ces décisions n’ont que faire d’établir des faits historiques ou scientifiques. Et ils sont prêts à vilipender, à moquer ou même à menacer ceux qui ont déjà acquis un tel savoir ou souhaitent l’acquérir.

Nous ne devrions pas croire que les instigateurs de ces attaques sont ignorants et dépourvus d’instruction, ni qu’ils ne respectent pas le savoir. Des membres de premier plan du gouvernement hongrois, qui a contraint l’université d’Europe centrale, fondée par le financier George Soros, à partir pour Vienne, et a interdit les études de genre, ont antérieurement bénéficié de bourses accordées par la fondation Open Society de Soros, pour suivre leurs études à Oxford, à New York ou ailleurs. Ce sont des gens très instruits, qui savent parfaitement que le savoir, c’est le pouvoir, qui ont un programme précis et qui profitent du fait que l’enseignement, dans les pays de l’Union européenne est de la responsabilité des gouvernements nationaux et non des institutions établies à Bruxelles.

Ces gouvernements veulent mettre en place un système éducatif pour lequel l’État décide seul des champs de recherche nécessaires et socialement importants. À long terme, ils veulent probablement que l’État accorde aussi à ses thuriféraires le droit de produire et de transmettre le savoir.

Autrement dit, l’accès au savoir cessera d’être un droit civique. La fiabilité politique déterminera qui peut enseigner et étudier un pays et son passé. Cela signifierait un considérable retour en arrière par rapport à la démocratisation de l’enseignement supérieur et de la science en général, qu’accompagnerait la mise en place d’« experts » au service d’objectifs anti-démocratiques généralisés. Pour empêcher la seconde, nous devons résister au premier.

Les politiques scientifiques démocratiques s’appuient sur le principe que l’accès à la science est un droit humain. En outre, elles affirment, à juste titre, que les connaissances produites dans un esprit démocratique de recherche sont de meilleure qualité que celles qui le seraient par un « expert » ainsi désigné en raison de ses relations politiques.

Nombre de questions des sciences sociales et des humanités acceptent des réponses dépourvues d’ambiguïté. Fondamentalement, nous devons reconnaître les conclusions de spécialistes qui ont consacré leur carrière à un problème spécifique et non d’experts cherchant à faire valoir une ligne politique.

Nous devons, par conséquent, combattre la tendance perturbatrice de certains gouvernements européens à s’attribuer le droit de décider des questions scientifiques et à faire de leurs partisans les arbitres de la vérité. Nous devrions aussi nous demander si les nouveaux instituts de recherche et les nouvelles universités, établissements régis dans certains de ces pays par des critères idéologiques, ont bien leur place dans le réseau d’universités et d’institutions de recherche européennes.

Les chercheurs en sciences sociales et d’autres disciplines de l’ancienne Europe communiste travaillent une fois encore dans un climat intellectuel chaque jour plus oppressant. Nous ne devons pas les laisser défendre seuls la quête démocratique du savoir contre ceux qui voudraient décider par décret quelle est l’arme qui tira le coup de feu de Sarajevo.

 

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Andrea Pető est professeure au département des études de genre à l’université d’Europe centrale et docteur ès sciences de l’Académie hongroise des sciences. Le prix Madame de Staël d’apport aux valeurs culturelles de la Fédération européenne des académies lui a été décerné en 2018.

 

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