Et maintenant, quelle Amérique ?- Par Ian Buruma | Mauriweb

Et maintenant, quelle Amérique ?- Par Ian Buruma

ven, 09/11/2018 - 11:33

NEW YORK – La catastrophe aura au moins été évitée. Si les Démocrates n’avaient pas obtenu une majorité à la Chambre des représentants américains, le président Donald Trump aurait éprouvé une toute-puissance susceptible de conduire au désastre. Pour autant, les Républicains contrôlent encore le Sénat, ce qui signifie que le pouvoir judiciaire, notamment la Cour suprême, connaîtra une poussée à droite. L’élection de gouverneurs républicains dans des États importants comme l’Ohio et la Floride signifie par ailleurs que ces circonscriptions électorales pourront être façonnées pour appuyer les chances de réélection de Trump en 2020.

Parmi les clichés politiques les plus fréquemment entendus à l’approche des élections de mi-mandat, l’enjeu consistait à « défendre l’âme des États-Unis ». Sans surprise, Républicains et Démocrates ont de part et d’autre défendu leur propre vision du pays : pour les premiers, une Amérique principalement blanche, relativement peu instruite, pas particulièrement jeune, solidement ancrée dans les zones rurales, souvent masculine, et fière de pouvoir porter des armes à feu ; pour les seconds, une Amérique qui a davantage étudié, plus jeune, urbaine, diverse sur le plan des origines, plus féminine, et favorable au contrôle des armes. Ce sont là deux caricatures, certes, mais qui expriment une réalité tout à fait reconnaissable.

Si les deux camps estiment être des Américains patriotes, l’idée qu’ils se font du patriotisme diffère profondément. L’écrivain James Baldwin décrit très bien le patriotisme « progressiste » : l’auteur aime l’Amérique plus que tout autre pays du monde, et invoque précisément cette raison pour justifier son droit de la critiquer éternellement. Les patriotes du camp Trump auraient certainement considéré Baldwin comme un traître.

Maintenant qu’ils ont gagné le contrôle de la Chambre, les Démocrates seront nécessairement tentés d’exploiter ce qu’ils considèrent comme leurs plus grandes forces : la diversité des origines et des sexes, ainsi que leur aversion commune à l’égard de Trump. Ce serait une position logique. Trump est certes effrayant, et les Démocrates pourraient légitimement faire valoir que l’homme rural d’âge mûr est moins représentatif de l’Amérique d’aujourd’hui que la jeune femme de couleur, urbaine et autonome.

Et pourtant, les Démocrates auraient tort d’axer leur agenda sur Trump et sur la diversité. Une pression sera exercée, notamment de la part de jeunes responsables démocrates enthousiasmés par leur victoire, en faveur de la destitution du président. Or, aussi longtemps que le Sénat – nécessaire à l’impeachment – sera aux mains des Républicains, une destitution décidée par la Chambre n’aura en pratique aucune signification. Même si la Chambre prenait cette décision, Trump demeurerait président, et les Républicains auraient tendance à le défendre encore plus férocement.

L’arrivée de plus nombreux représentants de sexe féminin, de couleur, et non chrétien au sein du pouvoir législatif constitue évidemment une excellente nouvelle. Cette présence apporte un contraste rafraichissant et nécessaire par rapport au Parti républicain, qui est aujourd’hui à l’image de son leader : colérique, blanc, et souvent ouvertement raciste. Pour autant, lutter contre la politique identitaire de Trump au moyen d’une autre forme de politique identitaire tout aussi agressive conduirait à un tribalisme politique encore plus prononcé, qui pourrait rendre plus difficile la victoire des Démocrates aux élections nationales.

Intervient toujours le risque d’une division parmi les Démocrates, qui verrait les plus jeunes radicaux s’opposer à l’establishment principalement blanc. Mais les Républicains, qui semblent très unis derrière leur chef, ont eux aussi un problème. Les Républicains progressistes sur le plan social, qui constituaient hier la colonne vertébrale du parti, ont été poussés si loin en marge qu’ils sont presque devenus invisibles. John McCain a sans doute été le dernier de ces Mohicans.

Les Démocrates doivent capitaliser sur cet aspect. Pour ce faire, il s’agirait d’exercer moins de pression sur l’identité sexuelle, ethnique ou de genre, et davantage sur l’économie. Cette stratégie peut sembler naïve en période de forte reprise économique, à l’heure où les Républicains peuvent se targuer d’enregistrer un taux de chômage historiquement faible. Pour autant, les nombreux conservateurs traditionnels et partisans du laissez-faire devraient eux-mêmes reconnaître que l’existence d’un fossé béant entre les riches et les pauvres n’est pas une bonne chose pour les affaires. Henry Ford, qui sur bien des sujets n’était pas une fontaine de sagesse, a lui-même reconnu que si vous entendiez vendre des voitures, la population devait avoir suffisamment d’argent en poche pour pouvoir vous les acheter.

Intervient ici encore une problématique autour de cette âme des États-Unis que se disputent les uns et les autres. Pour certains, l’identité de l’Amérique repose sur l’entreprise capitaliste audacieuse et l’individualisme brut, affranchis des réglementations publiques excessives dans la poursuite du bonheur matériel. Pour d’autres, l’Amérique symbolise l’idéal d’une plus grande justice sociale et égalité économique – qui devrait aujourd’hui inclure l’engagement à lutter contre le changement climatique (une question à peine abordée lors des midterms), puisque le réchauffement climatique est voué à impacter davantage les pauvres que les riches.

L’Amérique a vécu des périodes de grande prospérité pour les plus fortunés, telles que l’âge d’or de la fin du XIXe siècle, époque à laquelle 2 % des ménages américains possédaient plus d’un tiers des richesses du pays, ou précisément notre période actuelle, qui voit le top 1 % détenir près de la moitié des richesses. Le pays a également connu des périodes de réforme, lorsque les gouvernements se sont efforcés de rétablir un équilibre. L’exemple le plus célèbre n’est autre que le New Deal de Franklin D. Roosevelt dans les années 1930.

Il est clairement temps d’opérer une version 2 du New Deal. Plutôt que de promettre davantage d’allègements fiscaux pour les citoyens les plus riches, une politique budgétaire plus équitable consisterait à financer les infrastructures, biens et services publics nécessaires pour améliorer le quotidien de tous. Une santé abordable pour tous les citoyens constitue la marque d’une société civilisée. L’Amérique est encore loin d’avoir atteint cet objectif. Il en va de même pour l’éducation publique de qualité. Il est absurde que tant de citoyens pourtant bénéficiaires de mesures politiques « socialistes » demeurent convaincus de voter contre ces mesures, au motif qu’elles ne seraient pas assez « américaines ».

Placer l’accent sur l’égalitarisme séduirait bien entendu les libéraux, mais un tel choix ne devrait pas pour autant effrayer les électeurs modérés, dans la mesure où une plus grande égalité est bénéfique pour l’économie. Ce choix pourrait même faire comprendre à certains partisans mécontents et pauvres de Trump que leur président, bien qu’affirmant défendre le peuple, ne vient pas en aide aux oubliés des villes de la ceinture de rouille et de l’arrière-pays rural. Au contraire, il confère encore plus de richesse à une poignée d’Américains. Dans une ploutocratie, tout le monde est perdant. Tel doit être le principal message des Démocrates pour les deux prochaines années.

 

Traduit de l’anglais par Martin Morel

 

Ian Buruma est l’auteur d’un récent ouvrage intitulé A Tokyo Romance: A Memoir.

 

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