INTERVIEW AVEC TIJANI MOHAMED EL KERIM, ANCIEN AMBASSADEUR. « la responsabilité principale de la réussite d’un dialogue est toujours aux mains du Pouvoir car c’est lui qui doit faire les concessions et appliquer les décisions car il tient rênes » | Mauriweb

INTERVIEW AVEC TIJANI MOHAMED EL KERIM, ANCIEN AMBASSADEUR. « la responsabilité principale de la réussite d’un dialogue est toujours aux mains du Pouvoir car c’est lui qui doit faire les concessions et appliquer les décisions car il tient rênes »

ven, 12/08/2016 - 15:34

C’est un institut créé en 2009 et qui s’appelle l’Institut Mauritanien pour l’Accès à la Modernité (I.M.A.M). Son objectif principal est de promouvoir une culture civique au sein de toutes les couches de la population. Il s’agit donc d’actions visant à favoriser le changement des mentalités en vue de l’émergence citoyenne qui doit être la priorité absolue dans un pays comme le nôtre.

Quand vous parlez d’accès à la Modernité, de quoi s’agit-il ?

Je suis de ceux qui pensent que presque tous nos problèmes dans le Monde arabo-musulman viennent de cette absence de Modernité. Et cela s’explique historiquement car le Monde arabo-musulman qui était en avance par sa science s’est éclipsée tombant dans des traditions antéislamique de fait et les sociétés se sont organisées autour de piliers dominés par la féodalité, le tribalisme et le culte de la force. Ce qui est contraire à la vraie orientation islamique faite de pratiques comme la justice, l’équité, les vertus de la connaissance, la tolérance, comme professée par le Prophète (PSL). Cette recherche de la science avait conduit à traduire les traités philosophiques de Platon, d’Aristote, des études médicales d’Hippocrate, des ouvrages de mathématiques d’Euclide ou de Ptolémée. C’est ainsi que les Maths (création de l’Algèbre et de l’algorithme par Al-Khawarizmi) et l’Astronomie se sont développés et le papier, la Boussole qui viennent de Chine ont été améliorés. Ce qui montre la justesse des paroles du Prophète(PSL) qui recommandait d’aller « chercher la Science même en Chine ». Mais ils ont abandonné cette voie dès le 12eme siècle retombant dans des traditions antéislamiques.

Concrètement, chez nous aujourd’hui, cette modernité consistera en quoi ?

La Modernité est un changement de mentalités qui évite la reproduction sociale infinie avec les mêmes comportements. L’avenir dans la modernité remplace le passé et rationalise le jugement et c’est la possibilité politique de changer les règles de la vie sociale, de s’émanciper à l'égard des traditions négatives.

Notre Institut cherchait à contribuer avec d’autres à cette émancipation ici par l’éducation civique des populations pour en faire des citoyens responsables capables de vivre sous une réelle démocratie. Nous avons élaboré douze ouvrages d’Education civique en Arabe et en Français et un en Anglais.Nous considérons que la promotion d’un citoyen conscient de ses devoirs et droits est le principal atoutvers la prospérité et la dignité des Nations.

Avez-vous obtenu l’appui des autorités ?

On n’a pas eu de répondant. Cela aurait dû être le Ministère des Affaires économiques et du Développement, le Ministère de l’Education ; des Affaires sociales, de la jeunesse. En voyant les responsables se dérober, nous avons compris que cette idée n’est pas la bienvenue : pour certains, « c’est une perte de temps car les Mauritaniens ne changeront pas de mentalité», d’autres ne prennent pas d’initiatives avant d’avoir le feu vert de celui ou de ceux qui dirigent…

Et quelles sont les perspectives ?

Pour le moment, nous avons publié deux ouvrages, l’un sur la conduite automobile en ville et l’autre sur le vrai Islam, celui de la Wassatiya, la « Voie médiane » et « Le Guide du Jeune Citoyen » est sous presse et paraitra bientôt.

A l’extérieur, nous commençons à être connus. Nous avons contribué en 2014 au cours d’un séjour au Nigeria à un Programme d’Education civique pour le Curriculum Scolaire des élèves du premier cycle du secondaire dans le cadre du Projet EUTANS (European Union Technical Assistance to Nigerian Security).

Passons à l’actualité. Que pensez-vous de ce Sommet arabe qui vient de se tenir ?

Le sommet était considéré un défi sans que je sache pourquoi. Ce défi a été relevé et il s’est finalement bien déroulé. Il y a eu l’absence des Rois et de quelques Présidents mais enfin il y a eu d’autres importants qui sont venus comme le Qatar, le Koweït, le Soudan, deuxième pays arabe par sa population avec la troisième superficie du Continent africain. Un élément essentiel à prendre en compte par les temps qui courent c’est la sécurité et elle a été assurée. Après tout le Monde arabe est dans une situation catastrophique, la pire de son histoire et un Sommet ne changera pas grand-chose, mais sa tenue est importante voire symbolique pour maintenir le lien politique et moral qui lient les pays de cet ensemble. Et c’est d’autant plus important que c’est le premier Sommet des pays arabes en Mauritanie. Je n’ai jamais compris pourquoi certains s’inquiétaient sur la capacité de la Mauritanie de tenir ce sommet.  Il fallait donc donner à l’évènement sa mesure pas plus. En politique ou en diplomatie accorder à un évènement plus qu’il mérite pousse les autres à vous déconsidérer plutôt. Aussi faut-il garder la mesure. La modestie des moyens n’est pas un handicap, l’essentiel est la confiance en soi. La Mauritanie sous la Présidence de Mokhtar Ould Daddah a organisé un Sommet de 14 Etas africains, il y a 51ans,  le 12février 1965 à une époque où la ville de Nouakchott ne comptait pratiquement qu’un seul hôtel : on peut citer  de ces  dix Président qui ont fait le déplacement pour constituer l’OCAM : Léopold Sedar Senghor, Felix Houphouët Boigny, Nicolas Grunitzky, Maurice Yameogo, Hamani Diori, François Tombolbaye, Ahmedou Ahidjo, David Dacko, Leon Mba et Philibert Tsiranana.

Sur le plan politique que dites-vous de ce Dialogue qui démarre ?

Personnellement, je ne suis pas dans un parti politique. Mais je pense que le Dialogue est une grande vertu en politique. Dans notre pays,Il y a longtemps qu’on en parle et il est temps que quelque chose de sérieux pointe à l’horizon. Un dialogue sérieux est généralement difficile voire rare en Afrique comme dans le monde arabe. La raison provient du fait que quand on est au Pouvoir on ne veut rien céder et quand on est dans l’opposition, soit on est soit trop pressé, soit on est trop réticent, alors que le dialogue doit avoir pour objectifs de résoudre des problèmes sérieux. Cela commande une attitude responsable à tous. Mais la responsabilité principale de la réussite d’un dialogue est toujours aux mains du Pouvoir car c’est lui qui doit faire les concessions et appliquer les décisions car il tient rênes. Un dialogue sérieux et inclusif, loin de toute manipulation doit aboutir au renforcement de l’Etat de droit, c’est-à-dire la consolidation des libertés publiques sans anarchie, le respect des lois et des droits des citoyens.Il doit conduire à la stabilisation et à la consolidation des institutions publiques : cadre constitutionnel, Administration, Justice, ce qui est toujours une bonne chose pour la démocratie. Il doit mener à des reformes qui assurent une vraie justice sociale qui bannit toutes formes d’exclusion ou d’exploitations des hommes.

Pourtant, le Président a réitéré sa volonté d’aller vers ce dialogue. Il a proposé la suppression du Senat. Ce qui demande une révision de la Constitution.

Je crois qu’il a été mal conseillé pour la suppression du Senat. Le Senat est une institution importante surtout pour un pays comme le nôtre. Les Sénateurs ne représentent pas la population mais les collectivités territoriales, le sol, le territoire. Et un pays c’est un Peuple et un sol, une patrie. Le Senat représente aussi les Mauritaniens résidant à l’étranger même si le système du choix pour ceux qui les représentent doit être revu. Chacun connait le rôle de ces expatriés dans l’économie du pays et partant dans sa vie sociale.

Un pays a deux sortes d’institutions : les institutions formelles que tout Pouvoir se doit de renforcer continuellement comme les institutions politiques, sociales, administratives, législatives, judiciaires, économiques...Il y va de la force de l’Etat. Et il y a les institutions informelles qui sont dans le mental et le comportement et que l’Etat doit conduire vers le changement car elles sont en retard chez nous sur les valeurs d’un état moderne étanttoujours dominées par le tribalisme, le clanisme, le régionalisme, le fatalisme, les préjugés etc. ...Le Président en sait quelque chose car récemment à Nema, il a parlé devant un parterre fortement instrumentalisé ou chacun essayait de dominer, de montrer la suprématie de son clan ou de sa tribu. Ce fut le cas lors d’autres visites dans d’autres régions mais à Néma à cause du meeting public un paroxysme a été atteint.Dans ce contexte on ne dissout pas une institution formelle pour laisser l’espace aux institutions informellesattardées qui sont un blocage pour un état moderne uni et juste…

Mais il a proposé des conseils régionaux…Tout de même…

Le développement local se fait plutôt au niveau des Moughataas. Et c’est à ce niveau qu’il y a nécessité de créer un conseil départemental car dans une Moughataa, on a besoin d’une structure pour superviser le développement local car aucune structure n’unit les mairies entre elles. C’est la base et c’est elle qui a besoin de plus d’attentions. La région a un Wali qui lui-même n’administre pas un territoire mais coordonne et supervise. Un conseil ne fait qu’alourdir les structures et laisser les Moughataas qui sont la base du développement local dans l’oubli.De plus les conseils régionaux, peuvent contribuer au renforcement du régionalisme. Ce qui est un mal dans un pays encore à l’unité fragile. J’irai plus loin pour dire qu’on a besoin dans les Moughataas de Nouakchott et des capitales régionales d’autres structures formelles, des conseils de districts ou de quartiers pour un vrai encadrement administratif et social de proximité. Prenez les Moughataas de Nouakchott croyez-vous que les populations bénéficient d’encadrements ou de services de proximité ? Le Hakem et le Maire seuls ne peuvent résoudre les problèmes posés. Les populations sont laissées à elles-mêmes. Prenez l’Etat civil : y’a-t-il quelqu’un qui enregistre les premiers actes civils : naissance, décès, mariages pour les transmettre aux services compétents. Non. Les femmes en milieux populaires n’accouchent pas dans les centres médicaux. Vous avez en 2016 des enfants qui naissent sans être enregistrés immédiatement. Ce sont des enfants qui officiellement seront nés un 31 décembre comme leurs parents. Dans les quartiers, personne ne s’occupe de l’hygiène, de la santé et de l’environnement : blocage des voies par les dépôts de sables, de briques, des chantiers privés en construction et ne respectant pas les règlements, des carcasses de véhicules, les eaux stagnantes. Personne ne s’occupe de la Sécurité comme point focal : l’appel d’urgences en cas de crimes, d’incendie en milieu urbain, etc…

L’absence de telles institutions de proximité laisse les populations face à l’informel, aux réseaux relationnels souvent gagnés par la recherche de profits ou carrément maffieux.…

Mais notre Parlement coûte cher. Un pays comme le Sénégal a supprimé le Senat.

Justement, c’est frapper à la mauvaise porte que de vouloir supprimer le Senat. C’est l’Assemblée nationale qui est pléthorique. L’Assemblée Nationale a 145 membres pour 3.500.000 habitants. Elleconstitue plus du quart des députés français alors que la population française fait 20 fois celle de la Mauritanie. Nous avons le même nombre de députés que le Sénégal alors que la population de ce pays fait quatre fois la nôtre. C’est là qu’il faut faire l’économie pour être cohérent…

Il est vrai que le Sénégal a supprimé le Senat.Mais la Mauritanie est différente du Sénégal sur ce plan. Le territoire de la Mauritanie fait cinq fois et demie celui du Sénégal et elle a plus de Moughataas (Départements). C’est donc la logique de territorialité précitée qui doit prévaloir.

Que pensez-vous du bilan du président actuel après huit ans ….

On n’est pas à l’heure des bilans mais je dirai que dans le domaine de la sécurité qui est essentiel, le bilan est bon car nous avons été jusqu’ici épargnés des actes terroristes et de ces faux printemps qui sont les fruits de mouvements non encadrés et parfois manipulés. Je reste inquiet face la progression du Salafisme ambiant. Le bilan des infrastructures est positif car beaucoup de choses ont été réalisées : routes, électrifications, alimentation en eau, constructions de barrages, de marchés, de centres médicaux et un nouvel aéroport…. Les connections entre les villes et endroits de l’intérieur sont d’une importance vitale pour le désenclavement de nombreuses localités de l’Intérieur. C’est incontestable et cela a changé la vie des gens. La voirie de Nouakchott a bénéficié de grands investissements et s’est énormément étendue.Les zones de la Wilaya de Nouakchott Est, dominées par les dunes ont bénéficié de voiries qui les ont rendues accessibles. La seule erreur qui a été faite est la destruction de la barrière de séparation de la voirie. Elle a été systématiquement enlevée partout à l’intérieur de la cité et sur les voies conduisant vers Boutilimit, Akjoujt, Rosso et Nouadhibou. C’était une faute que les ingénieurs dont certains entourent le Président auraient dû prévenir. Aujourd’hui sur les principales artères, il y a souvent des embouteillages monstres. Les conducteurs qui manquent de civisme n’accordent aucune importance au simple trait peint sur la chaussée. Vous avez souvent quatre voire cinq véhicules qui vont dans la même direction bloquant toute circulation. Ce qui provoque perte de temps, consommation de carburant inutile et donc pollution.Le système de chaussée séparée que l’on avait était bon. S’il avait été maintenu,avec les investissements importants actuels la circulation serait plus agréable et plus fluide. Il offrait des avantages : un seul lampadaire pouvait éclairer la chaussée, il était écologique avec des arbres, plus adapté, offrant aux piétons la possibilité de traverser la chaussée en deux temps. Il laissait un espace pour des équipements comme l’assainissement ou le réseau d’eau ou d’électricité. Il est vrai qu’en voyant les grands avenues, ouvertes, bâties, les gens étaient impressionnées sans se rendre compte des conséquences mais aujourd’hui on voit le résultat sur les principaux axes.

Pour compléter, disons que le bilan est moins brillant, il est même en de ça de la moyenne en ce qui concerne ce que les Anglo-Saxons appellent le ‘Soft’, c’est-à-dire les ressources humaines et la politique intérieure. On peut citer : la situation du secteur éducatif, le renforcement des capacités, le civisme au niveau des institutions et au niveau social, le respect des lois, la bonne gouvernance, le chômage des jeunes, l’exploitation de l’héritage générationnel, héritage qui constitue le relai essentiel de la transmission des expériences, l’incohérence dans la politique intérieure face aux grands défis comme la question haratine et l’enrichissement injustifié et illicite.